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Un canular sociologique, et après ?

posté le 21/10/18 par https://www.lemonde.fr/sciences/article/2015/04/27/un-canular-sociologique-et-apres_4623682_1650684.html Mots-clés  réflexion / analyse 

Les sociologues Manuel Quinon et Arnaud Saint-Martin, auteurs d’un pastiche publié dans la revue « Sociétés », tirent les conclusions de leur différend avec Michel Maffesoli, directeur de cette publication.

Le 7 mars 2015, nous publiions sur le Carnet Zilsel en ligne un long article qui allait mettre le feu aux poudres dans une partie du monde intellectuel francophone. La « revue de sciences humaines et sociales » Sociétés, dirigée par le sociologue Michel Maffesoli, venait d’éditer un article-canular saturé d’absurdités pseudo-savantes, que nous avions signé quelques mois plus tôt sous le pseudonyme de J.-P. Tremblay. Salmigondis de verbiage creux, l’article faisait l’apologie de la « postmodernité gazeuse », « tribale » et « dionysiaque », au moyen d’une glose délirante sur la « puissance utérine », le « retour matriciel » et la dimension « transgenre » de l’Autolib’, la petite voiture parisienne de location. M. Maffesoli y a vu l’occasion d’une polémique médiatique. Nous avions pourtant situé nos arguments sur le plan scientifique : notre propos était de démontrer qu’un discours reposant tout entier sur un système structuré de croyances, se gargarisant de néologismes en trompe-l’œil et détaché des exigences méthodologiques les plus élémentaires, pouvait sans peine être publié dans une revue dite « scientifique ». Les réponses des responsables de Sociétés furent digressives et fuyantes.

L’arrosé s’arrosant

M. Maffesoli a en effet choisi de personnaliser le débat. Sans arguments sur le fond, il a été pris à défaut dans la revue qu’il a lui-même fondée en 1982. Sa défense laisse songeur. Il a d’abord publié un mot d’excuse sur la plate-forme Cairn.info (en lieu et place de l’article-canular, retiré le 11 mars). « Laisser passer cet article a été une erreur grossière et manifeste » (L’Obs, 21 mars), a-t-il ensuite précisé ; il s’agirait même « d’une négligence coupable » (Le Monde, 10 mars). Ces justifications ont été vite noyées par les supputations ad hominem et complotistes : M. Maffesoli s’est présenté comme le « bouc émissaire » et la « victime » d’un « règlement de comptes ». Les entretiens donnés par ce dernier dans divers médias (Le Monde, Atlantico, L’Obs…) révèlent toutefois son inconséquence. Dans le magazine Technikart d’avril 2015, M. Maffesoli fait ainsi volte-face. Non, le faux article « n’était pas sot du tout, [il est même] très bien fait, ça correspondait bien ». Non seulement M. Maffesoli estime le pastiche digne de publication dans la revue Sociétés, mais, en plus, il valide les interprétations grotesques qu’il contient : l’Autolib’ représente bien, comme l’écrivait l’auteur fictif J.-P. Tremblay, « l’invagination du sens » caractéristique de la « postmodernité ». En bref, si M. Maffesoli s’était lui-même penché sur le phénomène, il aurait plaqué sur la petite voiture électrique ses théories hasardeuses relatives au « retour de Dionysos » et à la prévalence contemporaine du « creux » et du « trou ». De son aveu même, le canular qui a suscité l’hilarité générale condense donc, bel et bien, la singulière manière dont l’ex-directeur de la revue Sociétés (il a en effet depuis annoncé sa démission) se représente le monde. Et ce dernier de souligner, dans Le Monde du 18 mars, que sa « sociologie » n’est pas de la science – si tant est que cela soit encore nécessaire.

L’image publique de la sociologie

Dépassant les limites du débat académique, le canular a largement été commenté dans la presse et circulé sur Internet. La réactivité virale, la recherche du buzz et du clash qui caractérisent les réseaux sociaux numériques ont engendré des effets parfois contre-productifs. Loin de nous le projet de discréditer la sociologie dans sa globalité. Nous critiquions bien plutôt un dévoiement intellectuel particulier, le maffesolisme, c’est-à-dire une « tribu » académique marginale animée par une conception spécifique de l’homme et du monde, et qui, pour des raisons qu’une enquête socio-anthropologique fouillée pourrait probablement expliquer, parvient à maintenir un pied dans le monde académique depuis plusieurs décennies. Or çà et là sur Internet, on peut lire que, par le jeu du canular, nous aurions prouvé que les sciences sociales dans leur ensemble relèvent de l’imposture. Jargon dénué de sens, scientificité au rabais, expertise douteuse, discours idéologique : l’image que donne la sociologie n’est pas toujours flatteuse. Hélas, ces divers raccourcis se retrouvent bien souvent dans l’espace public. Les postes de radio et les journaux sont aujourd’hui encombrés de prises de position sur le « sociologisme » qui, lit-on sous la plume de Philippe Val, gangrènerait les esprits et saperait les fondements du « vivre-ensemble ». Sociologues, nous savons que le métier constitue une épreuve permanente et exigeante, qu’il repose sur des savoirs, savoir-faire et techniques dont la maîtrise s’appuie sur un long apprentissage et une mise à l’épreuve (par les pairs, notamment) permanente. Le hiatus est donc grand entre l’activité quotidienne des travailleurs de la preuve sociologique et l’image que peuvent s’en faire divers publics. En même temps, cet écart n’est pas surprenant. Déjà en 1961, dans le New Yorker, le sociologue Robert K. Merton constatait l’emprise d’une anti-sociologie ordinaire, et les indices glanés aujourd’hui laissent penser qu’elle n’a pas disparu. Si l’on peut déplorer cet état de fait, il convient néanmoins d’en prendre acte, et de réfléchir à ce que cela signifie. En sociologues.

Ce que Tremblay fait à la sociologie

Passons sur les usages opportunistes du canular comme catalyseur de débat (Untel qualifie par exemple de canular tremblaysien le texte d’un collègue qui lui déplaît). Il est temps d’amorcer un débat entre pairs sur les modes de régulation professionnelle, l’enseignement et la recherche, le fonctionnement des revues, mais aussi sur la portée publique de la sociologie. La persévérance du maffesolisme, une fois que l’on a montré qu’il s’agit d’une métaphysique sociale à finalité morale bien institutionnalisée en France comme à l’étranger, devrait interroger les sociologues, et plus généralement les enseignants-chercheurs en sciences humaines et sociales. A l’exact opposé de la sociologie maffesolienne et ses produits dérivés, la plupart des analyses sociologiques ne sont pas une image fantasmée de l’air du temps ou la projection de lubies personnelles sur le monde tel qu’il devrait être. Elles supposent une discipline d’enquête, des règles méthodologiques et des protocoles, un juste dosage de la théorie, une administration de la preuve, en plus d’une claire conscience des limites et des conditions de validité des résultats. Cette conception est certainement moins vendeuse que les essais sur le « devenir postmoderne » du monde et le socio-marketing des tendances, mais, en comparaison, elle est autrement plus solide et apporte de véritables plus-values de connaissance. Et c’est le moins que l’on puisse attendre d’une science.

L’idée d’amorcer ce travail collectif de mise au point ne se commande ni ne s’improvise. Et nous n’avons aucun pouvoir ni prétention en la matière. Heureuse coïncidence, le 6e congrès de l’Association française de sociologie, qui se tiendra cet été, aura pour thème : « La sociologie, une science contre nature ? ». Dans l’après-affaire Tremblay, ce serait l’occasion de rebattre les cartes et de contrarier le business as usual qui en arrange plus d’un.


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