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Flora Tristan et l’Union ouvrière

posté le 28/01/19 par Eléni Varikas1 (1998) Mots-clés  luttes sociales  féminisme 

Je vais me référer à une tradition quelque peu oubliée dans le mouvement ouvrier : celle d’un des premiers appels à la constitution de la classe ouvrière. En 1843, cinq ans avant la publication du Manifeste communiste dont on fête les 150 ans cette année, est publiée une petite brochure intitulée L’Union ouvrière ; elle appelait les prolétaires à se constituer en tant que classe et à s’organiser en une Union universelle des ouvriers et des ouvrières.

L’auteure, Flora Tristan, une femme de 40 ans, entreprend ensuite une longue tournée en France pour convaincre ouvriers et ouvrières, lesquel·les sont encore analphabètes en grand nombre, de s’unir dans une action commune contre leur oppression. Ce qui va nous intéresser dans ce texte précurseur dont on parle très peu en ce cent cinquantenaire du Manifeste, ce sont ces deux formules : « se constituer » et l’« union universelle ». Ces deux termes nous aident à comprendre pourquoi, au milieu de cette brochure, se trouve un chapitre intitulé : « Pourquoi je mentionne les femmes ». Un chapitre qui contient une des dénonciations les plus violentes écrites au cours du 19e siècle contre le sort de parias fait aux femmes par la tradition historique, la culture, la religion, la science, la société, et même par les partis de la classe ouvrière.


Se constituer en tant que classe

Se constituer en tant que classe, comme la bourgeoisie l’avait fait, signifie que la classe ouvrière n’existe pas politiquement sans cette action volontaire, concertée, commune, qui proclame et impose par la force de l’union les droits bafoués de tous ceux et celles qui, comme le dit Flora Tristan, n’ont pas d’autre propriété que leur force de travail. Se constituer en tant que classe est ainsi un acte politique par lequel chaque travailleur et chaque travailleuse reconnaît et définit avec les autres les intérêts qui les unissent, les objectifs d’un projet social commun fondé sur les besoins des travailleurs et sur leur satisfaction, à commencer par les deux points centraux de l’Union ouvrière : le droit au travail et l’organisation du travail.

Si les travailleurs ont besoin de se constituer en classe, c’est que ce projet d’émancipation n’existe pas en lui-même. Il n’émerge pas automatiquement de ce que l’on pourrait appeler leur condition objective. Il faut l’élaborer à partir de l’expérience concrète que chacun et chacune d’entre eux fait de cette condition objective. Et cette expérience n’est pas la même pour les ouvriers nationaux et pour les ouvriers étrangers ; elle n’est pas la même pour les hommes et pour les femmes. En intégrant dans l’Union ouvrière ce chapitre étonnant « Pourquoi je mentionne les femmes », Flora Tristan souligne cette différence importante dans la manière de vivre la condition ouvrière et les besoins qui en découlent.


Les femmes, parias des parias

Jusqu’à présent, dit-elle, la femme n’a compté pour rien dans les sociétés humaines. Le prêtre, le législateur, le philosophe l’ont traitée en vraie paria. La femme a été mise hors la loi, hors l’Église, hors la société. Pour elle, point de fonctions dans l’Église et dans l’État, point de représentation devant la loi. Assimilée par la religion au péché, à la corruption, à la pourriture, exclue de la communauté humaine par le législateur, définie comme un être irresponsable et inférieur par la science, elle a été soumise à l’autorité de l’homme, son maître. « Voilà, dit Flora Tristan, depuis 6.000 ans que le monde existe, comment les sages des sages ont jugé la race femmes. Car s’ils sont réellement convaincus qu’elle est aussi stupide qu’ils le prétendent, quelle honte pour eux d’avoir été conçus dans les flancs d’une semblable créature, d’avoir sucé son lait, d’être restés sous sa tutelle.
Il est bien probable que si les sages des sages avaient pu mettre la femme hors nature, comme ils l’ont mise hors l’Église, hors la loi, hors la société, ils se seraient épargnés la honte de descendre d’une femme ». Si j’ai longuement cité ce passage, c’est que les mots par lesquels Flora Tristan décrit le sort fait aux femmes traduisent de manière très vive et rendent visible l’expérience vécue d’une femme, une expérience qui sans doute est celle de l’auteure, qui se définissait elle-même comme une paria. Les mots de paria, de race polluée, impure, ne sont pas fortuits.
Comme la caste des parias indiens qui sont considérés par les castes supérieures comme impurs et polluants, les femmes, dit-elle, sont depuis tellement longtemps mises à l’écart de l’humanité que le mépris dont elles font l’objet va en quelque sorte de soi.
Au point qu’il suffit qu’elles touchent à une branche de l’industrie, il suffit qu’elles deviennent majoritaires pour que cette branche soit frappée de discrédit, de dévalorisation et que les salaires baissent. La longue exclusion des femmes de la religion, de la culture, de la politique, c’est-à-dire de tous ces domaines dans lesquels s’expriment l’humanité, a pour résultat de considérer la femme étant d’une autre espèce, une race inférieure dépourvue de toute individualité. Les qualités individuelles d’une ouvrière, ses capacités, son agilité au travail, son rendement pour ce qu’elle appelle le travail à la tâche, lui valent d’être payées moitié prix. Les femmes sont payées, dit-elle, non en raison de ce qu’elles font, mais en raison du peu de dépenses qu’elles sont censées avoir.
Si elles étaient payées selon leur travail, a dit un jour un imprimeur à Flora Tristan qui avait été elle-même ouvrière graveuse, elles gagneraient trop. Cet imprimeur ne faisait que répéter les doctrines de l’époque, l’opinion des sages des sages selon laquelle si les ouvrières pouvaient vivre de leurs salaires, si leur salaire était individuel et non familial, la famille serait détruite et l’ordre moral sur lequel repose la société serait bouleversé.

Dans la famille

L’expérience d’une femme de la classe ouvrière, nous dit Flora Tristan, ne se limite pas aux discriminations dont elle est victime sur le lieu de travail, aux barrières invisibles qu’elle rencontre en tant qu’ouvrière. Elle est aussi soumise à un assujettissement légal et quotidien au pouvoir du chef de famille. La tyrannie qui s’abat sur elle n’est pas que celle des patrons sur les ouvriers. C’est également celle des hommes sur les femmes, une tyrannie qui, à son tour, met celles-ci d’emblée en position inégale sur le marché du travail. L’Union ouvrière peut-elle être universelle sans qu’elle soit celle des ouvriers et des ouvrières ? Peut-elle constituer la classe ouvrière sans y inclure les besoins et les expériences d’une partie considérable de ces travailleurs que sont les travailleuses ? Voilà la question que pose Flora Tristan dans son chapitre « Pourquoi je mentionne les femmes ».

La nécessité d’une charte ouvrière

Si elle répond négativement, si elle soutient que, sans les ouvrières, le projet de la classe ouvrière n’a pas de caractère ni de portée universels, ce n’est pas seulement parce que celui-ci représenterait seulement une partie de la classe ouvrière. La portée universelle de l’Union ouvrière n’est pas qu’une question quantitative. C’est aussi une question de droits, une question de justice. Si le sort réservé aux prolétaires, un demi-siècle après la révolution, mettait à nu le caractère inégalitaire d’un ordre social qui était fondé en principe sur l’égalité pour tous, la lutte des ouvrières pour la mise en application de ces principes d’égalité a une portée et une signification qui dépassent leur propre émancipation, une portée universelle dans la mesure où, pour reprendre les termes de Flora Tristan, « elles cherchent à développer toutes les facultés de l’individu en vue du bien-être général ». Or, la condition faite aux femmes, un demi-siècle après la révolution, est une preuve encore plus flagrante du caractère inachevé de la révolution puisque celles-ci n’ont jamais été reconnues, même en principe, comme individues libres et égales, puisqu’elles attendent encore, dit-elle, leur 1789. De même, la condition faite aux ouvrières fait partie constitutive de la condition ouvrière et, dans la mesure où les ouvriers mêmes ne se révoltent pas contre celle-ci, dans la mesure où ils ne luttent pas pour l’égalité absolue de l’homme et de la femme, leur lutte est vouée à rester particulariste. D’où son appel aux ouvriers hommes de constituer une charte dans laquelle elle déclare, à l’exemple de 1789, les droits inaliénables des ouvrières. « Vous, dit-elle, qui êtes les victimes de l’inégalité de fait, donnez un grand exemple au monde, prouvez à vos oppresseurs que c’est par le droit que vous voulez triompher et non par la force brutale ». Si les ouvriers peuvent se constituer en classe, c’est-à-dire s’affirmer en tant que sujets de leur propre vie, c’est qu’ils sont déjà reconnus en principe comme des individus libres et égaux, capables donc de penser par eux-mêmes et pour eux-mêmes leurs besoins et les moyens de les satisfaire. Pour que les femmes puissent faire de même, il faut qu’elles soient également reconnues comme des individues libres et égales à part entière. D’où l’insistance de Flora Tristan sur la nécessité d’une charte ouvrière qui reconnaît les droits sacrés et inaliénables des femmes ; une charte dans laquelle on lit :

Nous voulons que les femmes soient instruites de notre déclaration afin qu’elles ne se laissent pas opprimer et avilir par la tyrannie de l’homme, et que les hommes respectent pour les femmes la liberté et l’égalité dont ils jouissent pour eux-mêmes.

Rendre l’injustice visible

Flora Tristan n’était pas une féministe au sens que l’on peut donner aujourd’hui à ce terme ; elle n’était même pas une féministe au sens d’autres femmes qui, à son époque, celle de 1848, avaient compris que l’émancipation des femmes ne peut être que l’œuvre des femmes elles-mêmes, c’est-à-dire qu’elle ne peut être qu’une auto-émancipation. Dans l’Union ouvrière, elle s’adresse surtout aux ouvriers pour affranchir les femmes. Mais, comme les femmes de 1848, elle nous a légué un précieux héritage qui peut nous aider à reformuler les questions de notre temps.

D’abord que la classe ouvrière, ses luttes, les revendications qui fondent son programme, ne tombent pas du ciel, ne vont pas de soi, qu’elles ne peuvent pas être le produit d’une interprétation que feraient les sages des sages ou, comme on dit aujourd’hui, les experts ; qu’elles ne peuvent pas être déduites des lois naturelles de l’économie, des rapports de production, de la division naturelle entre les sexes, mais qu’elles sont le produit d’une auto-constitution, c’est-à-dire d’une affirmation par les ouvriers et les ouvrières eux-mêmes des besoins qu’il s’agit de satisfaire, des rapports de force et des rapports de pouvoir qu’il s’agit de changer. Le produit aussi d’un débat qui peut être conflictuel, puisque tous les travailleurs – les qualifiés et les non qualifiés, les hommes et les femmes, les nationaux et les étrangers, les légaux et les clandestins – n’ont pas les mêmes expériences de l’oppression. L’Union des travailleurs, donc, n’est pas quelque chose de naturel et d’harmonieux mais se construit dans le combat, dans l’action. Par conséquent, elle suppose un acte politique intentionnel, volontaire ; une prise de responsabilités pour soi et pour les autres, en ce sens que nous avons toujours une petite parcelle de responsabilité pour ce qui nous arrive, dans la mesure où nous agissons ou restons passives, nous prenons la parole ou restons silencieuses, en sachant que personne d’autre ne va parler à notre place, non seulement parce que les gens sont égoïstes mais aussi et surtout parce que personne ne sait parler à notre place pour dire qui nous sommes et de quoi nous avons besoin. Comme disait Hannah Arendt :

Ce qui menace les parias, plus encore que l’injustice qu’on subit, c’est le fait que cette injustice est invisible, qu’elle n’est reconnue nulle part comme telle ce qui finit par nous faire douter et désespérer de notre propre réalité.

L’universel et le particulier

Une autre dimension de l’héritage précieux de Flora Tristan concerne plus directement l’universel et le particulier, une question que l’on ne peut pas rater quand on est une femme dans un syndicat ou dans n’importe quelle autre structure puisque, dès qu’on parle des revendications concernant les femmes, on se trouve automatiquement frappé du soupçon de particularisme. Dans le cas des femmes, ce soupçon de particularisme est visiblement ridicule puisqu’elles sont la moitié de l’humanité et puisqu’elles constituent encore aujourd’hui l’écrasante majorité des travailleurs les plus exploités et les plus précarisés. Mais la question de l’universel et du particulier n’est pas une question quantitative. Les hommes ont beau être majoritaires dans plusieurs syndicats, cela n’empêchent aucunement, bien au contraire, que, quand ils marginalisent ou ignorent les besoins et les demandes des femmes, ils mènent une politique fortement particulariste. Et, inversement, quand les travailleurs d’un pays mènent un combat pour l’égalité des droits d’une minorité, par exemple les travailleurs étrangers, ils et elles mènent un combat de portée universelle.

La portée universelle d’une demande ou d’un combat dépend ainsi du droit et non de la force brute, pour reprendre la formule de Flora Tristan ; c’est-à-dire de la mesure dans laquelle le principe de justice au nom duquel le combat est mené est un principe généralisable et peut donc être valable pour l’ensemble des travailleurs mais aussi pour l’ensemble des citoyen·nes.

Si on prend l’exemple de la revendication pour un salaire familial qui a traversé une partie du 19e siècle dans la plupart des pays industrialisés, c’est une demande particulariste précisément parce qu’elle ne peut pas être généralisable, valable pour l’ensemble des travailleurs. Or, et c’est sans doute une des raisons pour lesquelles l’Union ouvrière ne donne pas lieu à des commémorations et qu’elle a tendance à être oubliée dans l’héritage du mouvement ouvrier, la définition de ce qui est général et de ce qui est particulier, la question de savoir ce qui est prioritaire et ce qui ne l’est pas, qui est membre à part entière de la classe ouvrière et qui ne l’est pas, ces questions furent malgré tout historiquement décidées, non selon les critères ou principes de justice généralisables à tous, mais très souvent selon le rapport de force à l’intérieur même de la classe ouvrière. Ceci ne concerne pas que les femmes ; cela concerne en grande partie la distinction entre travailleurs productifs et non productifs, qualifiés ou non qualifiés, etc.

La structure du pouvoir qui en a résulté est une structure calquée sur les rapports de pouvoir qui traversent l’ensemble de la société et confronte les femmes et les féministes dans les syndicats, surtout celles qui sont prêtes à assumer des responsabilités, à un dilemme difficile à résoudre : soit être admises ou même parfois cooptées dans ces mêmes structures de pouvoir au risque d’être obligées d’agir selon sa logique ; soit fuir les responsabilités, quitte à n’avoir aucune prise sur la définition et l’orientation des luttes. Ce dilemme est très difficile à résoudre surtout individuellement. Mais son omniprésence indique à lui seul que la question de l’autodéfinition des besoins des femmes et leur inclusion dans les luttes syndicales est une question d’une très grande importance politique. Elle pose en elle-même la question de la démocratie. Il importe par conséquent de travailler avec d’autres femmes en comprenant que cette lutte est une lutte pour la démocratie ; une lutte qui au fond ne vise pas qu’à ajouter les revendications des femmes à d’autres revendications ; elle ne vise pas seulement à l’émancipation des femmes mais aussi à changer l’ensemble de la structure des luttes, le projet même dont est porteuse la lutte syndicale.


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