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Contre les interprétations réductrices et orientées de l’anarchisme

posté le 20/11/20 Mots-clés  histoire / archive  réflexion / analyse 

Contre les interprétations réductrices et orientées de l’anarchisme

Ces difficultés apparaissent clairement lorsqu’on se penche sur l’histoire du mouvement anarchiste trop souvent interprétée d’une manière réductrice ou orientée non seulement de la part des chercheurs marxistes ou libéraux (dont je ne parlerai pas ici) mais également de la part de la majorité des militants libertaires eux-mêmes. La très grande diversité de ses manifestations, notamment, a toujours posé un problème majeur à tous ceux qui s’en sont occupés. Elle a servi de prétexte tantôt pour cautionner des lectures partisanes, voire carrément à caractère normatif visant à opposer les « bonnes » aux « mauvaises » propagandes anarchistes, tantôt pour exalter d’une manière tout aussi approximative l’extraordinaire richesse des idées et des pratiques anti-autoritaires. Quelques exemples suffiront pour illustrer mon propos[1]. Commençons par ce passage tout à fait symptomatique tiré de l’ouvrage de Paul Avrich Les anarchistes russes[2]consacré au mouvement libertaire en 1917 : « Depuis sa naissance à la fin du siècle dernier, écrit-il, le mouvement anarchiste russe - si l’on peut toutefois donner le nom de « mouvement » à un phénomène aussi peu organisé - avait pâti de ses dissensions internes, qu’il s’agisse de doctrine ou de tactique. Tous les efforts tentés pour réaliser l’unité furent vains. Sans doute était-ce inévitable, car par nature les anarchistes étaient des anticonformistes invétérés, allergiques à toute discipline organisationnelle. Ils semblaient condamnés à l’éparpillement, à demeurer un amalgame d’individus ou de groupes hétéroclites : syndicalistes et terroristes, pacifistes et militants, idéalistes et aventuriers. »

Après une telle entrée en matière, une question vient spontanément à l’esprit : comment se fait-il, qu’en dépit de ces faiblesses incroyables, les compagnons russes aient su remplir un rôle constructif non négligeable aussi bien avant qu’après l’arrivée au pouvoir des bolcheviks ? Dans ces conditions, qu’un mouvement insurrectionnel comme celui de Makhno ait pu se former à partir d’un tel « amalgame d’individus et de groupes hétéroclites » ne peut relever que du miracle ou de l’action des grands hommes. Pour des matérialistes ce ne sont certes pas des explications bien satisfaisantes.

Aussi peu convaincante apparaît l’interprétation proposée par Georges Fontenis qui, dans L’autre communisme : histoire subversive du mouvement libertaire[3], souligne l’existence de deux aspects ouvertement contradictoires, voire opposés, coexistant au sein du mouvement anarchiste européen : « [...] d’une part, et surtout dans les pays comme l’Espagne, l’Italie en partie, où survit l’esprit de la Première Internationale, mais aussi en France à partir de l’ère syndicaliste révolutionnaire, toute une masse de militants intègres, sérieux, responsables, agissant dans le cadre du mouvement ouvrier, au sein de la lutte de classes ; d’autre part, une mouvance (un marécage ?) faite de multiples tendances frôlant parfois la bizarrerie et soumise à une force centrifuge qui conduira beaucoup de militants à ne plus se préoccuper que d’un aspect limité de la lutte. Cela ira de la manie de création de colonies anarchistes éphémères - sortes de phalanstères - à un pacifisme absolu (qui en 1940-1944 en conduira certains vers le nazisme [...] ; d’un anticléricalisme caricatural (style La Calotte) à une prétendue libération sexuelle conçue comme panacée sociale. On n’en finirait pas de dresser la liste de toutes les aberrations "anarchistes" qui vont se donner libre cours jusqu’à l’époque actuelle. [...] Cet anarchisme-repoussoir va presque ruiner la véritable influence des libertaires dans les mouvements de masse. »

Le parti pris de ces affirmations saute aux yeux, mais surtout ce type d’approche se montre incapable d’expliquer quoi que ce soit autrement que par des jugements de valeurs. Or, plutôt que de condamner ou d’approuver, la tâche de l’historien (militant ou pas) devrait être d’abord celle de s’efforcer de comprendre le pourquoi de la persistance de ces tendances autrement qu’en les qualifiant « d’aberrantes ». Affirmation qui, du point de vue d’une histoire des mouvements sociaux, n’a aucun sens, quitte à voir dans l’anarchisme une simple idéologie et dans ses manifestations « aberrantes » des variantes d’un discours totalement déconnecté des conditions sociales d’existence de ses partisans. En ce qui me concerne, j’ai essayé il y a déjà une bonne vingtaine d’années, dans ma thèse de troisième cycle consacrée à l’individualisme anarchiste[4], de montrer qu’il était possible de rendre compte d’une grande partie de ces « aberrations » autrement qu’en opérant des distinctions normatives ou en les attribuant, d’une manière pour le moins discutable, à l’existence « d’influences bourgeoises » sur l’anarchisme. Pour cela, je me suis efforcé d’expliquer leur genèse et leurs manifestations en les rattachant aux vicissitudes du mouvement ouvrier lui-même, ce qui ne m’a nullement empêché d’en souligner toutes les limites et les ambiguïtés du point de vue de l’action émancipatrice des classes opprimées.

Tout aussi unilatéraux me paraissent, enfin, les propos de ceux qui voient dans la grande diversité de l’anarchisme plutôt qu’un handicap un atout qu’il faudrait préserver à tout prix. Citons à ce propos Sébastien Faure (pour ne mentionner que lui) qui a fortement valorisé dans son projet de « synthèse » à partir des années vingt la pluralité des points de vue libertaires, jugés comme étant une source de richesse et l’expression tangible de la vitalité incontestée de ce courant. Et pourtant, comment ne pas reconnaître derrière cet éloge de la diversité anarchiste une tentative à peine voilée pour justifier ses choix tactiques en matière organisationnelle ? De ce fait, tout en gardant sa spécificité, le discours de Faure visait explicitement des objectifs analogues à ceux recherchés par d’autres lectures orientées de l’anarchisme, à commencer par celle défendue au même moment par les tenants de la « plateforme »[5].

Gaetano Manfredonia

Extrait de « Unité et diversité de l’anarchisme : un essai de bilan historique », in L’Anarchisme a-t-il un avenir ? Histoire de femmes, d’hommes et de leurs imaginaires, Atelier de Création Libertaire, 2001, p. 15-17.

1. Afin d’éviter toute interprétation malveillante de mes propos, je tiens à préciser que les auteurs que je vais citer n’ont pas été choisis dans un but de polémique personnelle ou partisane. Si je les ai retenus c’est qu’ils illustrent le mieux la manière d’interpréter l’histoire de l’anarchisme que j’entends discuter ici.
2. Paris, éd. Maspero, 1979, p. 197.
3. Mauléon, Acratie, 1990, pp. 26-27.
4. Cf. L’Individualisme anarchiste en France : 1880-1914, Thèse de Troisième cycle, Paris : IEP, 1984. Je prépare actuellement la publication de ce travail, revu et corrigé, en le complétant avec le matériel supplémentaire de mes recherches que j’ai pu accumuler depuis ma soutenance.
5. Sur le débat plateforme/synthèse, cf. mon article dans le numéro spécial consacré à Voline de la revue Itinéraire (n° 13, 1995).


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