Une brève histoire du mouvement anarchiste
Le pouvoir, l’autorité, et le mythe
Le pouvoir politique hors de la conscience
L’héritier du complexe et l’ambivalence face à l’anarchisme
L’anarchiste, pour sa part, réfléchirait en maugréant que, vraiment, comment est-il possible qu’un mouvement ayant l’extension sociale, l’impact insurrectionnel et la radicalité de l’engagement individuel qu’il implique, puisse être à ce point méconnu et systématiquement déformé comme c’est le cas pour l’anarchisme.
Si vous demandez à un inconnu : Qu’est-ce que c’est l’anarchisme ? vous aurez grande chance d’entendre parler de désorganisation, de chaos, et de la volonté de tout détruire. S’il n’est pas très jeune l’inconnu se souviendra, peut-être, des anciennes histoires de la guerre d’Espagne selon la version des bolcheviks, ennemis jurés des anarchistes. Un intellectuel vous dira que l’anarchisme est un individualisme ou un nihilisme, ou vous parlera des anarcho-capitalistes. Et si c’est un journaliste français il dira quelques mots convenus sur la bande à Bonnot et sur la bombe d’Henry. Il parlera donc, selon le cas, de ses propres fantasmes, de faits falsifiés, de philosophies déconnectées des réalités sociales, de faits divers et de bombes.
Et pourtant …
1 - Une brève histoire du mouvement anarchiste
Nous essayerons de montrer la valeur heuristique de l’hypothèse freudienne qui postule l’existence de motivations psychologiques inconscientes permettant d’expliquer la dénégation, le refus et l’ambivalence que ‟l’opinion publique manifeste par rapport à l’anarchisme. Mais, un problème s’interpose d’emblée, comment supposer un mécanisme de dénégation sans faire présente la chose (dé)niée ?
Pour pouvoir croire à la dénégation d’un fait il faut d’abord démontrer l’existence de ce qu’on suppose non reconnu.
Cependant, si la dénégation, ou même le symbole intellectuel de la négation, touche la matière consciente de l’information – ne pas vouloir savoir – elle prend sa source dans un désir refoulé inacceptable pour la conscience du sujet qui se défend d’avoir nourri un jour le désir de tuer l’autocrate, le ‟Père primitifˮ, comme nous le verrons plus avant.
Si l’anarchisme mobilise de telles forces émotionnelles contre lui il paraît nécessaire de commencer par montrer l’importance et l’étendue du mouvement qui l’incarne. Acceptons alors d’accorder un peu de temps à son histoire.
En tant que mouvement social nous pouvons donner à l’anarchisme une date de naissance : 1872. Il commence à germer dans le conflit qui se développe au sein de la Première Internationaleentre les tendances fédéralistes et centralistes ou autoritaires, qui aboutira à la scission de l’organisation ouvrière consommée au Congrès de La Haye. Deux jours après la tenue de ce congrès, le 15 septembre 1872, se réunit à Saint Imier le Congrès antiautoritaire (le sixième de l’AIT si on suit la chronologie de l’Internationale). Les internationalistes y déclarent : Que la destruction de tout pouvoir politique est le premier devoir du prolétariat.
L’AIT antiautoritaire vivra une période brève et intense avec une vitalité inégale dans les pays européens, pointée par une répression féroce que connaissaient déjà les communards en France et qui suivra inlassablement les pas des anarchistes.
Avec l’Internationale l’anarchisme se répand en Italie, ainsi qu’en Espagne où, malgré le coup d’État de 1874 contre la République, qui restaure la dynastie des Bourbons, la Fédération Régionale se développe dans la clandestinité : le congrès de Séville (1882) reconnaît 668 sections, 218 Fédérations locales, rassemblant 57 900 adhérents « qui se sont déclarés – nous dit Anselmo Lorenzo - tout bonnement anarchistes. »
Dans le reste de l’Europe, à l’exception du Jura, l’Internationale dépérit. Mais à son dernier congrès – le IXe, Verviers 1877 – des nouvelles sections de l’Uruguay, de l’Argentine et du Mexique demandent leur adhésion.
En se réclamant de la Conférence anarchiste de Londres de 1881, l’International Working People’s Association (IWPA)est fondée aux États-Unis en 1883 ; elle réunit une centaine de groupes dans divers centres industriels du Nord-Est et du Middle-West et dispose d’une solide base ouvrière dans les organisations syndicales de Chicago. L’IWPA publie l’hebdomadaire The Alarm, avec Albert Parsons dans la rédaction. Les grèves qui se répètent pour obtenir la journée de huit heures de travail aboutissent à la date du 1er Mai 1886, fixée par les syndicats des États Unis et du Canada, pour la généralisation de la protestation ouvrière, date qui restera dans l’histoire marquée par le meeting de Haymarket, et le procès inique qui faucha la vie des « Martyrs de Chicago ». Le sacrifice de ces cinq anarchistes donnera à la journée du Premier Mai sa dimension internationale.
À chaque anniversaire les manifestations se succèdent et se répandent dans le monde. En France c’est à Vienne en 1890 que les anarchistes arrivent à donner au Premier Mai ce caractère révolutionnaire et anti-légaliste, basé sur l’action directe et la recherche de la grève générale que l’affrontement sans concessions avec la bourgeoisie exige et que les socialistes parlementaires regardent d’un très mauvais œil.L’année suivante c’est à Fourmies que la troupe tire sur la foule tuant neuf personnes, dont la plupart n’avaient pas vingt ans, fusillade cruelle qui produit un choc énorme dans toute la France.
Ce même jour, à Clichy, la police procède à l’arrestation violente et au ‟passage à tabacˮ de trois anarchistes dont deux seront lourdement condamnés. La Révolte et d’autres journaux anarchistes critiquent sévèrement la répression et appellent à la ‟propagande par le faitˮ, un peu sous l’influence des bombes de la Narodnaïa Volia (la Volonté du Peuple) qui ont tué Alexandre II à Saint-Pétersbourg. (1er mars 1881). Ce sera la période des attentats anarchistes en France entre 1892 et la bombe d’Henry en février 1894.
La classe ouvrière prend conscience de sa vulnérabilité en même temps qu’elle ressent la force potentielle que contient la grève si elle devient une action conjointe et solidaire des exploités devant conduire à la grève générale.
Jules Guesde, fondateur du Parti Ouvrier d’orientation marxiste, qui avait été anarchiste aux lendemains du congrès de La Haye, n’ignore pas la gravité du problème que pose la “grève générale” au socialisme parlementaire et aux marxistes en tant qu’elle dépossède la représentation politique de toute fonction et qu’elle implique la renonciation à la lutte pour la conquête préalable du pouvoir central par la voie légale. On peut considérer donc qu’elle porte en elle un article de foi anarchiste.
L’agitation et les grèves pour la journée de 8 heures donneront une nouvelle impulsion à tous ceux qui défendent l’action directe tout en facilitant un rapprochement organisationnel entre le mouvement anarchiste et l’organisation ouvrière comme à l’époque de la Première Internationale.
Reprenant le message propagé sans relâche dès 1886 par Joseph Tortelier, menuisier, anarchiste et syndicaliste révolutionnaire, Fernand Pelloutier donnera toute son ampleur à la question de la grève générale.
La Fédération nationale de syndicats se réunit à Nantes (décembre 1894), et Pelloutier y participe comme secrétaire adjoint de la Fédération des Bourses du travail. Le congrès vote l’organisation de la grève générale. Les guesdistes, mis en minorité, abandonnent la place. La voie est ouverte pour l’action des anarchistes vers le syndicalisme révolutionnaire.
Le socialisme marxiste veut se débarrasser des problèmes que pose cette aile radicale et révolutionnaire. Réunie à Londres en 1896 l’Internationale socialiste (IIe Internationale)prend la résolution suivante : dans les futurs congrès ne seront admises que les organisations qui déclarent reconnaître « la nécessité de l’action législative et parlementaire. En conséquence les anarchistes seront exclus. »
Cette exclusion - comme ce fut le cas en 1872 – fonctionna comme un aiguillon pour le mouvement antiautoritaire. La décennie suivante verra la formation et la consolidation d’associations de travailleurs basées sur l’autonomie des sections et l’action directe dans différents pays qui reprendront la ligne de la Première Internationale « bakouniniste ».
La CGT française est fortement influencée par l’idéologie anarchiste et la Charte d’Amiens met au point en 1906 la conception du syndicalisme révolutionnaire. En 1912 la CGT lutte encore de manière antiparlementaire contre la législation sur la sécurité sociale qui soumet la « condition ouvrière » au contrôle de l’État : la légalisation des syndicats et de grèves dont elle essaya d’organiser le boycottage. Aprèsla guerre et la création de l’Internationale rouge, la CGT, inféodée pendant de longues années à Moscou, oublie ses origines, oublie l’autonomie des fédérations jusqu’à rayer de ses statuts, après 1968, l’abolition du salariat qui y figurait encore.
La IWW (Industrial Workers of the World) naît à Chicago en 1905, elle participera avec les autres fédérations régionales (nationales) citées ici à la refondation de l’Association Internationale des Travailleurs de Berlin (1922). Il y manquera la CGT française déjà divisée, elle est remplacée par la CGT-SR.
La même année, àson cinquième Congrès, la Fédération Ouvrière Régionale Argentine (FORA) adopte la position ‟finalisteˮ qui recommande aux ouvriers la lutte pour le Communisme Anarchiste. Elle organise la majorité du prolétariat du pays à différents moments du premier quart du siècle dernier.
En Espagne le mouvement renaît en 1907 avec Solidaridad Obrera, qui est à l’origine de la CNT laquelle au Congrès de la Comédie de Madrid (1919) déclare que « d’accord avec l’essence des postulats de la Première Internationale de Travailleurs, la finalité que poursuit la Confédération Nationale du Travail d’Espagne est le Communisme Anarchiste. » La CNT compte alors plus de 700 000 adhérents.
En 1907 est créé en Italie le Comitato di Azione Diretta, antécédent de l’Union Syndicale Italienne (USI), d’orientation syndicaliste révolutionnaire et anarcho-syndicaliste.
En Allemagne le syndicalisme révolutionnaire apparaît avec l’Association Libre de Syndicats Allemands (FVDG) qui après la Guerre de 14 – 18 prend le nom de Freie Arbeiter Union Deustchland (FAUD) et revendique à ce moment plus de 100 000 membres.
Et les organisations ouvrières antiautoritaires existent aussi en Hollande (NSV), en Suède (SAC), en Norvège …, impossible de tout nommer dans ce court article. Mais nous ne pouvons pas laisser de côté le reste de l’Amérique latine avec l’anarchisme à l’origine de la Révolution mexicaine de 1910 et la Confédération Générale de Travailleurs de Mexique, la Fédération régionale de l’Uruguay, le Centro obrero regional du Paraguay, le Brésil, le Pérou, la Bolivie, autant d’organisations qui vont constituer l’Association Continentale Américaine des Travailleurs (ACAT) en 1929, partie intégrante de l’AIT.
En décembre 1922 quand est convoqué à Berlin le congrès de fondation de la nouvelle AIT les treize pays représentés rassemblent, selon Rudolf Rocker dans ses Mémoires, deux millions de membres, d’autres estimationsdonnent un million cinq cents mille.
Dans tous ces pays, à côté des organisations ouvrières citées, se sont constituées une myriade de groupes ‟affinitairesˮ en plus des Fédérations anarchistes spécifiques qu’invoquentsouvent des interprétations diverses de l’anarchisme.
Mais l’orage contrerévolutionnaire gronde et se déchaîne. En Europe, en Asie, les totalitarismes et la guerre imposent leur royaume de mort, aux États Unis la xénophobie s’enflamme, en Amérique latine sévissent les dictatures militaires.
La Révolution d’Octobre avait soulevé de l’espoir sur la terre entière, et très vite les illusions se gâtent. À la fin de 1917 la Fédération des groupes anarchistes de Petrograd publie un quotidien qui a une audience de plus de 25 000 lecteurs, essentiellement des habitants du quartier de Kronstadt et d’autres faubourgs ouvriers. A la veille de la Révolution de Février un groupe d’anarchistes confisque l’ancienne Chambre de commerce de Moscou, rebaptisée ‟ Maison de l’Anarchie ˮ, où s’installe la Fédération majoritairement anarcho-communiste pendant que les anarcho-syndicalistes entreprennent d’imprimer Golos trouda (La voix du travail) à Moscou.
La presse anarchiste critique durement la direction bolchevique qui négocie la paix avec les Allemands à partir de février 1918 à Brest-Litovsk et qui conduit à des concessions qu’ils considèrent comme une trahison vis-à-vis de la révolution mondiale ; le traité est signé le 3 mars et le 14 se réunit le IVe Congrès des soviets pour le ratifier, treize délégués anarchistes s’y opposent.
Les dirigeants bolcheviques décident d’agir et de désarmer la Garde Noire anarchiste. Dans la nuit du 11 au 12 avril la Tcheka investit vingt-six centres anarchistes de la capitale qui a été transférée de Petrograd à Moscou. Dans l’attaque à l’arme lourde contre la Maison de l’Anarchie les Gardes Noirs combattent durement pendant des heures. Il y a eu plusieurs dizaines de morts et plus de 500 détenus. En mai Anarkhiia, Golos trouda, ainsi que d’autres journaux sont définitivement interdits.
Une vaste insurrection paysanne se lève en Ukraine. À la suite de la signature du traité de Brest-Litovsk qui donne la région aux Allemands, Nestor Makhno et ses compagnons anarchistes organisent la résistance. Ce mouvement appelé la ‟Makhnovtchinaˮ combat sans relâche de 1918 jusqu’à août 1921 contre les forces de la bourgeoise nationaliste de Petlioura d’abord, contre les armées blanches de Dénikine et de Wrangel ensuite. Et après ses victoires le mouvement makhnoviste doit affronter pendant des mois l’Armée rouge, un moment son alliée tactique, qui se retourne contre lui.
Kronstadt, la rebelle, s’insurge dès les premiers mois de 1921. Les marins et ouvriers de la Flotte de la Baltique veulent restaurer la ‟liberté des sovietsˮ, eux qui faisant partie de la fine fleur des révolutionnaires d’Octobre, affrontent maintenant la dictature du parti bolchevique. Le 18 mars après quinze jours de combats on se bat encore dans plusieurs quartiers de la ville. Ce jour-là le gouvernement communiste fête l’anniversaire de la Commune de Paris, pendant que les révolutionnaires de Kronstadt sont massacrés comme jadis leurs frères en idéal, les communards.
Les bolcheviques ont poursuivi la répression avec des arrestations massives d’anarchistes et d’anarcho-syndicalistes. Il faudra attendre la fin du siècle pour retrouver des manifestations publiques des anarchistes en Russie.
L’Extrême Orient avait vu les premières influences anarchistes arrivant de Portugal et de Catalogne vers les ports de Macao et de Manille où s’était organisé le premier syndicat d’orientation anarchiste au commencement du XXe siècle, et c’est à partir de là que le mouvement s’étendit à Hong Kong, Guangzhou, Shanghai et Yokohama. Vers les années 1918-1920 les anarchistes chinois animent une quarantaine de syndicats en Guangzhou seulement et comptent quelque 5000 adhérents dans la ville de Changsha.
Plus au nord dans cette Asie de l’Est le mouvement anarchiste se développe aussi au Japon malgré une répression implacable. Pendant les années 20, grâce à l’activité des anarchistes coréens travaillant au Japon, le mouvement s’insère à l’intérieur de la Corée occupée par l’armée japonaise. C’est la ville portuaire de Wonsan (aujourd’hui nord-coréenne) qui voit naître les syndicats et les ‟sociétés noiresˮ, créés par les anarchistes de cette époque-là, et qui ont réussi à survivre après 1945 en reconstruisant le mouvement dans ce bref été d’avant le conflit de 1950 et la division du pays.
Mais ce fut pendant l’exil en Mandchourie que le mouvement coréen parviendra à établir une commune socialiste libertaire dans les années 1929 à 1932.
Sur un territoire de plus ou moins 350 000 km2 à l’est du fleuve Armur,(‟ fleuve du Dragon noirˮ en chinois, ou simplement ‟fleuve Noirˮ en mandchou) la Commune de Mandchourie impulsée par les organisations anarchistes vit ces quatre années en lutte constante contre l’Armée impériale japonaise, contre les nationalistes et les communistes chinois et contre les bolcheviks russes. La zone libre établie par la Commune du Fleuve Noir avait une extension trois fois supérieure à celle qu’occupait la ‟Makhnovtchinaˮ en Ukraine dix ans auparavant, et elle connut le même sort : dans l’année 1931 l’offensive de l’armée japonaise qui préparait l’invasion de la Chine, les agissements de l’Armée rouge, l’infiltration de son territoire et la séquestration et l’assassinat systématique des militants anarchistes actifs ont mis un terme à l’expérience anarchiste.
Nous arrivons aux prolégomènes de la Deuxième guerre mondiale et c’est alors l’Espagne qui est le lieu du dernier affrontement armé de ce siècle agité, où l’anarchisme a dû de nouveau combattre en même temps les nationalistes, les nazi-fascistes et les stalinistes.
Nous arrêtons ici ce petit récit historique, l’essor actuel de l’anarchisme comportant des composantes et des formes nouvelles est facilement visible pour ceux qui veulent le rencontrer.