L’extrême droite peine à assumer totalement et publiquement son projet de société, surtout en raison de l’encombrant héritage de ses expériences passées, nazie et fasciste : au lendemain de la Seconde Guerre mondiale, elle n’a pu faire son retour qu’en avançant masquée, et en faisant croire qu’elle sortait de nulle part. Bien qu’il existe toujours à l’extrême droite des nostalgiques revendiqués de Vichy ou de l’Italie mussolinienne (comme le PNF ou Rivarol), il faut bien reconnaître que c’est aujourd’hui une position marginale, et que la plupart des groupes contemporains revendiquent au contraire une certaine modernité et une virginité politique.
Ravalement de façade
Le Front national, son principal représentant, pourtant fondé par d’authentiques héritiers du fascisme historique, a su, en quelques décennies, se faire passer pour un parti qui défend la liberté et la république, voire même, récemment, pour un parti d’émancipation sociale, tout en conservant ses fondamentaux inégalitaires et discriminatoires : se prétendant « ni de droite ni de gauche », le FN ne veut plus pouvoir être situé sur l’échiquier politique, afin d’apparaître comme l’unique recours, et de pouvoir ainsi élargir sa clientèle électorale (laissant croire que l’extrême droite vaut la peine d’être « essayée », comme si elle n’avait jamais été au pouvoir).
Identitaires
Du côté de l’extrême droite radicale, le même tour de passe-passe a été opéré au début des années 2000 par les « Identitaires » : également fondé par des nationalistes-révolutionnaires racialistes, le mouvement identitaire a réussi à se débarrasser en partie de son folklore fasciste (en particulier en ce qui concerne ses codes visuels), sans rien lâcher sur le fond, mais en offrant une vitrine moderne, susceptible de faire venir à lui une jeunesse issue d’une génération jugée moins hostile que par le passé (car moins politisée), en particulier en utilisant toutes les ressources d’Internet et des réseaux sociaux.
Pour parvenir à ce résultat, les uns et les autres ont joué sur une certaine confusion, afin de brouiller leur image et de tenter de rendre caduque la notion même d’ « extrême droite ». Malgré cela, en raison d’une certaine constance idéologique et surtout du parcours de leurs cadres et de leurs dirigeants, ces mouvements restent généralement catalogués à l’extrême droite de l’échiquier politique, ce qui les rend toujours infréquentables pour une majorité importante de la population. Enfin, ces formations politiques, très attachées à un certain ordre social, quel qu’il soit, et voyant l’ombre du « gauchisme » derrière toute forme de contestation, sont généralement plutôt enclines à dénoncer les luttes sociales qu’à s’y intégrer.
Extrême droite 2.0
Mais aujourd’hui, une partie de l’extrême droite réussit l’exploit de faire croire qu’elle n’est pas d’extrême droite, qu’elle veut simplement pouvoir s’exprimer, que « les vrais fascistes ce sont les antifascistes ». Elle a su parfois récupérer à son compte le discours, les postures voire les symboles de la gauche ou de l’altermondialisme ; certaines personnalités considérées à tort ou à raison comme « de gauche » ont participé à ce brouillage, soit en s’engageant à ses côtés (comme Dieudonné), soit en faisant preuve d’une grande tolérance à son égard (comme Étienne Chouard).
Au nom de la lutte contre le « système », certains défendent ainsi l’idée d’une convergence de tous ses « ennemis », de droite comme de gauche : l’opposition d’un centre (le « système », « l’oligarchie ») et d’une périphérie (tous les courants qui les combattent et qui auraient intérêt à lutter côte à côte malgré leurs divergences idéologiques) est une idée déjà ancienne à l’extrême droite au sein du courant nationaliste-révolutionnaire, mais qui connaît aujourd’hui une nouvelle vitalité, et dans tous les milieux, en particulier dans les nouveaux espaces de politisation, réels ou virtuels, beaucoup oubliant au passage que les ennemis de nos ennemis ne sont pas forcément nos ami-e-s.
Une « liberté d’expression » très sélective
De façon assez cocasse, et sans que personne ne trouve rien à redire à ce paradoxe, les personnalités ou groupes d’extrême droite qui soutiennent des régimes parmi les plus autoritaires et liberticides de la planète (qu’il s’agisse, selon les tendances, de la Syrie de Bachar Al Assad, de la République islamique d’Iran ou de la Russie de Poutine) et qui préconisent les méthodes les plus musclées pour « régler » les problèmes sociaux (camps, expulsions, peine de mort, etc.) sont également celles et ceux qui n’ont que la « démocratie » et la « liberté d’expression » à la bouche.
Mais de quelle liberté d’expression parle-t-on ? Celle des ouvriers non syndiqués des petites entreprises ? Celle des femmes de ménage sans papiers ? Celle des Rroms qui vivent misérablement à la périphérie de nos villes ? Celle de toutes celles et tous ceux qui n’ont accès à aucun média, aucun relais dans la sphère politique pour exprimer leurs revendications ? Évidemment pas : la seule liberté de parole qui leur importe, c’est la leur. Quand ils fustigent le « politiquement correct », la « bienpensance », « les chiens de garde du Système », c’est en réalité l’ostracisme qui frappe le discours hérité des dictatures des années 1930 qu’ils dénoncent : ce n’est pas par hasard si ce sont le négationnisme, les discours racistes ou les propos sexistes ou masculinistes qui sont pour eux les premières causes à défendre.
L’autre avantage qu’il y a à faire appel à la « liberté d’expression », c’est d’adopter une position victimaire censée culpabiliser les partisans de la démocratie et les défenseurs des droits (droits dont par ailleurs ils se moquent éperdument pour « les autres », comme les migrants ou les homosexuels). Il faut dire que l’État, à travers des lois comme la loi Gayssot, leur facilite grandement la tâche, faisant du premier négationniste venu une « victime du Système ». Cependant, ce statut de victime est généralement sans risque, puisque l’écrasante majorité des propos racistes, antisémites ou sexistes circulent sur les réseaux sociaux dans une totale impunité. Pire, alors que ce type de discours, à travers la pratique du trollage, submerge littéralement la moindre discussion ouverte, sa contestation est aussitôt assimilée à une forme de « censure ».
Une « dissidence » en carton
Il y a encore quelques années, le mot « résistance » était immédiatement associé à la lutte contre le fascisme. La « dissidence » renvoyait à l’opposition au sein d’un régime autoritaire, en particulier l’Union soviétique stalinienne. Et le mot « révolution » faisait encore (un peu) trembler le bourgeois. Désormais, l’extrême droite réussit à les reprendre à son compte : le « résistant » est celui qui réhabilite l’antisémitisme si cher aux nazis (cf. Soral ou Dieudonné), le « dissident » soutient la Russie autoritaire de Poutine qui n’a pas grand-chose à envier à celle de Staline et et c’est l’Action française qui appelle à la « révolution » et à renverser un gouvernement, au nom d’une lutte réactionnaire principalement animée par la bourgeoisie la plus conservatrice ( la Manif pour Tous ). C’est que l’extrême droite a retenu la leçon de la bataille culturelle et lexicale qu’elle a perdu en 1968 : les mots sont importants, au moins autant que les actes. Jusqu’au début des années 2000 cependant, elle ne disposait pas d’espace pour renouveler son discours : discréditée dans les médias, diabolisée dans la société, l’extrême droite semblait condamnée à rester dans les poubelles de l’Histoire.
Mais en investissant très tôt et massivement Internet, elle a bien compris qu’en balisant avec ses propres codes et ses propres vocables ce nouvel espace politique, elle parviendrait enfin à faire entendre de nouveau sa voix, tout en conservant une position d’alternative au « système », alors que dans le même temps son discours était repris dans les médias établis par des personnalités néo-conservatrices comme Éric Zemmour ou Alain Finkielkraut.
Avec Soral et Dieudonné, cette posture du « dissident » est même devenue un business très lucratif, ainsi qu’une forme de reconnaissance sociale pour tout un tas de « spécialistes » auto-proclamés qui, pour pallier la faiblesse de leurs thèses ou de leurs recherches, se drapent dans les habits du « résistant ». Les théories du complot les plus délirantes, les propos les plus outrageusement racistes ou sexistes sont ainsi validés par la seule affirmation qu’ils iraient à l’encontre de la « pensée dominante » qui les rejette.
Il faut reconnaître que l’antiracisme moral (qui fait du racisme non plus une opinion mais un délit) et l’antifascisme républicain (qui assimile la lutte contre l’extrême droite à la défense des institutions démocratiques) ont largement contribué à la création de cette figure du « rebelle » nationaliste. C’est une des raisons pour lesquelles un antifascisme cohérent ne peut s’appuyer ni sur la culpabilisation ou la diabolisation de l’extrême droite, ni sur le recours à la justice ou l’État pour en enrayer la progression, mais sur la lutte pied à pied contre son discours, ses apparitions et ses méthodes.
Communauté nationale et « intérêt général », ou la Volksgemeinschaft hitlérienne revisitée
Autre arnaque qui n’a de démocratique que l’apparence, la mise en avant systématique de l’idée de « communauté politique » ou « communauté nationale » qui est en réalité une tentative de réhabilitation d’une idée héritée du IIIe Reich.
Si, dans le concept de Volksgemeinschaft[1] chez les nazis, le peuple (constitué autour de la race) remplace la nation (comme c’est le cas autour de l’État en France), au delà de cette particularité racialiste, l’idée de communauté (contre celle de société) revendique l’unité contre la pluralité, l’union de la communauté contre l’individu et enfin le bien commun contre l’intérêt particulier.
Les partisans de cette idée posent de façon incantatoire une communauté dépourvue de conflits partidaires ou de conflits de classe et, de l’autre côté, délimitent cette communauté par l’exclusion de ceux qui ne lui appartiennent pas. Les critères d’exclusion sont adaptés selon les besoins de l’époque : pour les nazis, ce furent des critères racialistes et pseudo-scientifiques, pour l’extrême droite actuelle, ce peuvent être des critères nationaux plus flous, et donc plus acceptables.
Dans tous les cas, la communauté nationale (ou communauté politique) ne saurait fonctionner, c’est-à-dire proposer bien-être social, et, de façon plus ou moins avouée, renouveau national (par le biais du souverainisme, ou, comme l’appellent les anglo-saxons, du welfare chauvinism) que par l’intermédiaire de l’exclusion de celles et ceux qui ne sauraient appartenir à la « communauté ». Ainsi, l’ascenseur social fonctionna pendant le Troisième Reich qui vit les différences sociales légèrement estompées, à grands coups de limogeages, d’expropriations et de spoliations des Juifs et autres indésirables de la dictature nazie. De même, ceux qui prônent la « communauté nationale » voient les ennemis hors de cette dernière (l’Union européenne, les élites nationales et internationales) et posent comme postulats l’inutilité des luttes de solidarité et d’entraide entre les peuples (dans la question du soutien aux réfugiés), l’inanité de l’émancipation des femmes (puisqu’au sein de la communauté politique, il ne saurait y avoir d’oppression) et l’invalidité de la lutte des classes (puisque toute la communauté politique est au même niveau d’oppression).
Un « anti-antifascisme » bien pratique
En dépit de toutes ces tentatives qui visent à noyer le poisson et à nous faire prendre des vessies pour des lanternes, l’extrême droite continue à trouver sur son chemin des esprits obtus qui s’entêtent à appeler un chat, un chat, et un fasciste, un fasciste[2].
Rendre compte des agissements et des personnalités nationalistes et racistes par un travail de terrain minutieux permet de contourner la contre-information que fait l’extrême droite sur ses propres activités. On l’a vu, elle avance le plus souvent masquée, et ne se dévoile qu’une fois le terrain occupé : il importe donc d’alerter sur sa présence le plus tôt possible, et de l’empêcher de se croire partout chez elle. Bien sûr, la plupart des groupes nationalistes prétendent que ce travail d’information est téléguidé par le pouvoir (police, services secrets, « lobbies ») car ils ne peuvent imaginer que des « crasseux » d’extrême gauche puissent les berner ainsi ; il est aussi plus valorisant pour eux de croire qu’ils sont les cibles du « système »…
Si cette thèse conspirationniste ne suffit pas à dénigrer les antifascistes, l’extrême droite insistera alors sur leur « violence », en n’hésitant pas à les traiter de « fascistes » ou de « nazis », dans une inversion des rôles assez cocasse si elle ne trouvait un écho dans les médias et une partie de l’opinion. Comme pour la « liberté d’expression », la « violence » dont il est question est très sélective : pour prendre des exemples récents, une action aussi pacifique que celle de la Nuit Debout devant l’ESCP mardi 19 avril pour dénoncer la venue de Florian Philippot ou l’expulsion dans le calme de Finkielkraut sont considérées comme « d’une violence inouïe », mais les très nombreuses violences policières contre les manifestants, les attaques à coups de barre de fer de nervis d’extrême droite contre la Nuit Debout sont passées sous silence…
En dépit de l’incapacité des individus et des groupes d’extrême droite à lancer la moindre initiative d’émancipation ou de lutte anticapitaliste, les stratégies qu’ils mettent en place, telles que nous les avons décrites ici, leur permettent de s’inviter dans les mouvement sociaux et de les parasiter en y banalisant leurs discours. Ce « confusionnisme » ne peut que profiter à l’extrême droite, et c’est pourquoi il faut que se renforce au sein des luttes sociales une forme saine d’intolérance à l’égard des courants nationalistes, racistes, sexistes et autoritaires qui, s’ils ne disent pas toujours leur nom, garderont tout l’espace qu’on leur laissera, afin d’y imposer leur ordre. Il sera alors un peu tard pour se demander ce qui s’est passé : c’est pourquoi nous ne pouvons nous payer le luxe d’abaisser la garde face à ceux qui, eux aussi, porte un projet de société, mais aux antipodes de nos valeurs solidaires, égalitaires et internationalistes.
Notes
1 L’idée de Volksgemeinschaft apparaît en août 1914, au moment où l’Allemagne de Guillaume II déclare la guerre à la France. Cette idée, que l’on peut traduire en français par le terme de communauté nationale (en restant largement en deçà de ce qu’implique l’utilisation du terme de Volk en allemand, qui donna plus tard l’adjectif völkisch décrivant l’appartenance raciale au peuple allemand tel que le définissent les idéologues racistes du Troisième Reich), est au centre des programmes politiques de bien des partis au début du XXème siècle en Allemagne : les partis conservateurs, mais aussi les libéraux, les nationaux-bolchéviques et les chrétiens. Ce concept repose sur une idée principale, nécessaire au sursaut national en ce début de guerre mondiale : il met de côté toutes les différences de classe au sein de la société allemande et déclare abolie la lutte des classes, que les socio-démocrates abandonnent officiellement au début de la guerre. Par la suite, la Volksgemeinschaft devint, avec l’antisémitisme, un des concepts centraux de la pensée national-socialiste. [↩]
2 Le mot « fasciste » est ici un terme générique pour désigner une personne d’extrême droite ; une convention de langage, et ne correspond pas ici à son sens historique strict. [↩]