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Pourquoi les flics sont-ils tous des bâtards ?

posté le 01/10/21 par Serge Quadruppani & Jérôme Floch Mots-clés  répression / contrôle social 

L’époque dans laquelle nous vivons a ceci de particulier que plus personne, ou presque, n’y croit. On ne croit plus au pouvoir, on le subit, on ne croit plus au gouvernement, on le tolère faute de mieux et parce qu’il nous faut bien survivre. Face à cette profonde vague de discrédit et à ce sentiment diffus d’humiliation, le capitalisme n’a plus d’autre choix que d’assumer la violence qui le fonde et donc la brutalité de ses forces de l’ordre . Des Gilets Jaunes au mouvement George Floyd, de la gestion quotidienne des quartiers populaires à l’intensification des moyens de surveillance technologique, la police s’impose désormais comme l’ultime rempart à même de protéger ceux qui nous gouvernent.

On ne s’étonne donc pas que le Beauvau de la sécurité, convoqué suite à la multiplication des scandales de violences policières ait débouché sur une enveloppe de 1,5 milliard d’euros, la gratuité des trains pour les policiers armés et le doublement de leurs effectifs sur le terrain. La latitude garantie aux forces de l’ordre et à leurs syndicats semble proportionnelle à la détestation populaire qu’ils ne manquent pas de générer. C’est dans ce contexte que paraît Défaire la police aux éditions Divergences. Dans cet ouvrage, chercheurs, écrivains, philosophes et historiens proposent de penser la police : d’où vient-elle ? À quoi sert-elle ? Qui sert-elle ? Et comment s’en débarrasser ? Nous en publions ici un extrait, en l’occurrence l’article de Serge Quadruppani et Jérôme Floch qui introduit l’ouvrage et tente de poser les bases d’une critique sereine et raisonnable des forces de l’ordre et du monde qu’elles défendent.

Pourquoi les flics sont-ils tous des bâtards ?

De Hong Kong à Buenos Aires, des stades égyptiens aux manifestations françaises, somptueusement graphé sur les murs de Santiago comme sur les wagons des trains britanniques, en pochoir à Tunis ou au feutre dans un chiotte du 9-3, bombé à Minneapolis et visible jusque sur un passage piéton turinois judicieusement transformé pour en épeler les lettres, indubitablement le mot d’ordre qui de très loin dépasse en popularité et en universalité n’importe quelle expression d’amour pour la patrie, n’importe quel slogan publicitaire, c’est celui qui proclame que tous les flics sont des bâtards. Le hashtag #ACAB accompagne plus de 2,2 millions de publications sur le réseau social Instagram.

Pour saisir les raisons de cette popularité, peut-être faudrait-il s’attarder sur une question de traduction : en toute rigueur, All Cops Are Bastards devrait se rendre par « Tous les flics sont des salopards ». C’est un fait que « bâtard », en français populaire contemporain, comme en italien bastardo ou en anglais bastard, signifie en premier lieu non pas que l’individu ainsi qualifié serait l’enfant d’une union illégitime (quelle que soit la légitimité invoquée), mais bien un salaud, qui ne mérite que le mépris et la haine. Mais pour saisir les raisons de la popularité sans équivalent de ce slogan, la rigueur du traducteur est peut-être à courte vue. Sans doute faut-il s’enfoncer dans les profondeurs sémantiques du terme « bâtard ». S’il a eu dès l’origine une connotation négative, c’est parce que, dans les sociétés patriarcales prémodernes, une naissance hors d’une union officielle introduisait, concernant le rejeton, un trouble sur un élément fondamental du monde traditionnel : l’appartenance. L’enfant n’appartenait tout à fait ni au monde (à la famille, au clan, à la classe, à la caste) du père ni à celui de la mère. S’agissant des policiers, c’est donc leur caractère trouble qu’il s’agit d’interroger. Si tous les flics sont des bâtards, ce n’est pas parce qu’ils sont tous des salauds : oui, ils le sont – sauf quand ils rompent avec leur fonction. Mais ils ne sont pas que cela.

« Tous les flics sont des bâtards » : celles et ceux qui s’indignent de ce qu’ils perçoivent comme une outrance haineuse ne l’ont tout simplement pas comprise. On connaît la chanson : certes, il y a des moutons noirs, mais la généralisation à tous les flics des fautes de quelques-uns est une extravagance idéologique. Contre cette idée reçue et ressassée, constatons au contraire que l’énoncé ACAB tire sa puissance de son exactitude et de sa précision. Tous les flics sont des bâtards, c’est un fait et la vérité du slogan vient justement de l’affirmation de la bâtardise. C’est un fait que, de par ses origines, la grande masse des policiers appartient aux couches populaires. C’en est un autre, tout aussi incontestable, que, derrière leur rôle officiel de défense de la population, ils renient leur appartenance populaire en défendant l’ordre du monde, de l’économie, de la bourgeoisie, des dominants (libre à chacun, selon ses choix théoriques, de qualifier les forces qui quotidiennement nous écrasent). Tous les flics sont des bâtards car leur fonction en soi repose sur cette ambiguïté, cette hypocrisie : leur légitimé est censée être populaire alors même qu’ils servent le pouvoir. Cette évidence n’est pas plus contestable en France, pays de la tarte à la crème républicaine, qu’à Tunis, Madrid ou São Paulo.

À quoi sert la police ?

Le champ des activités policières est particulièrement vaste et diversifié. Certains verbalisent les véhicules mal garés ou interpellent des voleurs, d’autres jouent aux cow-boys avec des lanceurs de balles de défense et font la guerre aux stupéfiants, une minorité plus finaude résout des meurtres ou surveille les opposants tandis que d’autres reconduisent des migrants à la frontière, terrorisent des manifestants, protègent l’Élysée ou abrègent des free party. Quand on y pense, elles servent à peu près à tout et n’importe quoi, ces forces de l’ordre et c’est certainement la raison pour laquelle la France en emploie plus de 250 000.

Mais, fondamentalement, à quoi sert toute cette police ? À quoi bon tout ce quadrillage méticuleux du territoire, toute cette surveillance des comportements, toute cette brutalité institutionnalisée ? Ce que la police défend par tous les moyens mis à sa disposition, ce ne sont pas l’ordre et la société, c’est un certain ordre et sa société. Ce sur quoi son chantage à la peur et à la sécurité s’exerce, ce n’est pas la liberté humaine qu’il s’agirait de réguler, ce sont les individus esseulés, dépossédés et donc faibles qu’a produit le monde de l’économie. Ce que sa violence vient contrôler et réprimer, ce sont les corps et les esprits vivants et donc insatisfaits. La police n’est pas seulement le bras armé de l’État et du gouvernement, elle est la garantie que chacun reste à la place qui lui incombe.

Soyons magnanimes. Si l’on peut affirmer que tous les flics sont sémantiquement des bâtards, on peut aussi imaginer que certains ne soient pas des salauds, des brutes ni même des abrutis. La police elle-même doit bien avoir ses marginaux, à la brigade financière, à la protection des mineurs et pourquoi pas à l’IGPN. Oui, la police est méprisée, mais, objecte-t-on avec la même régularité, n’accomplit-elle pas, aussi, des tâches utiles ? Il peut arriver de se réjouir lorsqu’elle met la main au collet de Balkany ou sur écoute Sarkozy, quand elle perquisitionne dans les bureaux du ministre de la Justice ou s’approprie les textos démontrant que celui de l’Intérieur a naguère abusé de ses pouvoirs pour obtenir des faveurs sexuelles. Mais, même lorsque ces poursuites ne finissent pas en eau de boudin comme dans le dernier cas cité, cette satisfaction furtive est bientôt troublée par l’évidence que ces règlements de compte au sein des classes dominantes, cette conflictualité entre institutions dirigeantes ne remettent nullement en cause la domination et les pouvoirs institués mais au contraire attestent de leur vitalité : si ces affaires peuvent avoir des conséquences désagréables pour quelques personnes effectivement détestables, elles assoient également la légitimité d’institutions qui le sont encore davantage, en montrant qu’elles sont capables de corriger leurs dysfonctionnements.

Et quand la police empêche un tueur en série (djihadiste ou maniaque ou les deux) de tuer encore, un violeur ou un pédophile de continuer à sévir, nous ne nous en plaignons peut-être pas, mais là aussi notre soulagement ne peut être que de courte durée puisque la réponse pénale et la seule répression n’empêcheront jamais aucun viol et ne feront en rien reculer la culture qui les produit, tandis que la géopolitique mondiale et le racisme d’État (au service desquels travaille la police) n’ont pas fini d’engendrer des psychopathes sociaux prêts à parer leur pulsion de mort d’oripeaux religieux. La police ne combat en rien l’insécurité systémique puisqu’elle en est un rouage essentiel.

Il y a quelque chose de très étonnant dans la situation que nous vivons en ce moment. Jamais la police ne s’est autant trouvée au centre du débat public. À chaque manifestation les réseaux sociaux s’embrasent massivement en réaction aux désormais systématiques vidéos de brutalités policières : les infirmières molestées, les yeux crevés, les foules étouffées par les gaz, les coups de matraque. À Redon, pour empêcher quelques centaines de jeunes de célébrer la mort de Steve Maia Caniço, le préfet envoie, entre autres, le GIGN. Immédiatement, les images des militaires cagoulés en train de s’acharner sur le matériel musical deviennent virales. À Saint-Denis, quelques jours plus tôt, ce sont les images d’une mère qui hurle car elle ne trouve plus son fils de deux ans. Elle sortait d’une veillée funéraire que la police a jugé utile de noyer sous les gaz lacrymogènes. En avril, 8 jeunes accusés d’avoir brûlé des policiers à Viry-Châtillon en 2016 sont finalement acquittés : les enquêteurs avaient truqué leurs procès-verbaux d’audition. Au moment où ce texte est écrit, Bagui, frère d’Adama Traoré, mort aux mains de la gendarmerie à Persan, vient d’être acquitté au terme de 5 ans d’emprisonnement. La justice a dû reconnaître qu’il n’avait pas participé aux émeutes qui ont suivi l’assassinat de son frère. Avec les multiples et récurrents scandales de corruption, que ce soit à la petite semaine pour le tout-venant des commissariats, ou dans les grandes largeurs, comme dans le cas de la BAC de Marseille qui rackettait les dealers, ou encore à une échelle difficilement imaginable, avec l’organisation, par les Stups, du trafic de drogue mondial en liaison avec les plus grands dealers internationaux. Avec l’ensemble de ces récits sans cesse renouvelés, la légende dorée de la police que mouline la télé de pépé recule sans cesse au profit d’une histoire de corruption et de violence digne des séries étatsuniennes les plus corsées.

Alors que l’appellation « gardiens de la paix » est tombée en désuétude, et en dépit du martelage négationniste de Macron et de sa suite, la notion de « violences policières » est désormais installée dans le langage médiatique, introduisant l’idée que la violence est constitutive de l’exercice du métier de policier. Les médias les plus enclins à soutenir l’ordre des choses se trouvent eux-mêmes contraints d’accorder une certaine attention aux exactions flicardes. Mais malgré tout, tout le monde ne déteste pas encore la police, comme le chantent systématiquement les manifestants depuis le mouvement de 2016 contre la loi El-Khomry. Même si une détestation diffuse se répand, elle ne s’accompagne que très rarement d’une compréhension structurelle et systémique de ce qu’est la police, de ce qu’elle représente et de ce à quoi elle sert, même lorsqu’elle ne commet aucune exaction. Bien entendu, le premier facteur de radicalisation « anti-flic » comme disent ses partisans, c’est la police elle-même – que serait devenu le mouvement des Gilets jaunes sans l’électrochoc des brutalités policières ? –, mais la simple critique des excès, des outrances et des fameuses « bavures » d’une police par ailleurs trop portée sur le vote RN, nous laisse au milieu du pont.

Dans les sociétés étatiques en général et, en Occident, jusqu’à la fin de l’âge classique, il était clair et communément admis que les gens d’armes étaient là d’abord pour faire régner la loi du plus fort, c’est-à-dire du seigneur et du souverain. Avec les révolutions démocratiques bourgeoises, a commencé à prévaloir l’idée que « la loi est égale pour tous », principe d’autant plus affirmé dans les textes (et en Italie dans les salles de tribunal) qu’il était à peu près toujours dénié dans les faits. Certes, depuis le bobby désarmé bien intégré dans le paysage britannique jusqu’au sbirro devant lequel toute la rue se tait dans l’Italie méridionale, toute une palette d’attitudes était répandue, suivant l’éthique religieuse dont la société était imbibée, civisme protestant ou catholicisme auquel l’Etat démocratique sera à jamais étranger. En résumé, le flic était plus ou moins respecté suivant que la société se sentait proche de l’Etat. Mais, même après les révolutions bourgeoises, quelles que soient les variations géographiques, du Nord au Sud, la coupure de classe restait déterminante, et la petite-bourgeoisie anglaise avait beau aimer sa police, les cockneys la haïssaient spontanément. En réalité, aussi longtemps que la classe laborieuse fut une classe dangereuse, une certitude est restée solidement ancrée dans les couches populaires : le flic est le premier rang de l’ennemi sur le front de la lutte de classe. Cette saine conviction a commencé à se diluer au fur et à mesure que les héritiers de la social-démocratie et du stalinisme se sont enfoncés dans la quête d’une respectabilité démocratique, tandis que progressait la fragmentation de la classe ouvrière et la disparition de sa contre-culture, pour finir dans ce discours sur l’amour de la police démocratique qui est désormais celui de toutes les démocraties occidentales. Dans l’idéologie largement dominante, la haine de la police serait désormais réservée aux asociaux et aux psychopathes.

Cependant une certaine lucidité revient. À quoi sert un contrôleur dans le métro ? Pas à faire avancer les rames mais à s’assurer que les plus pauvres ne puissent pas se déplacer. À quoi servent les milliers de jeunes qui atterrissent chaque année en prison pour avoir gagné un peu d’argent en vendant du shit ? Pas à maintenir la bonne hygiène de vie du citoyen lambda mais à imposer une pression disciplinaire continue dans les quartiers les plus pauvres et à rappeler aux récalcitrants que, pour gagner sa vie, il faut se faire exploiter dans une usine, une boîte d’intérim ou par une application Uber. Et les milliers de cadavres qui remplissent les eaux de la Méditerranée dans une indifférence quasi générale, à quoi servent-ils ? Dissuader les suivants en leur rappelant le prix à payer pour rejoindre notre petit enfer occidental.

En première et en dernière instance, la police ne défend ni le faible, ni la veuve, ni l’orphelin, pas plus que la femme battue. La police défend par la brutalité le monde de l’économie et sa condition sine qua non : l’accaparement par quelques-uns du territoire et des efforts de toutes et chacun Le besoin de police est une mystification, son existence une usurpation.

Pourquoi la police ?

L’histoire de la police en France, son berceau, est assez simple : c’est d’abord l’histoire de l’État. Pour produire et assurer sa souveraineté, il a fallu commencer par trouver des badauds afin de collecter l’impôt, puis des gens armés pour empêcher les pauvres de se révolter, sécuriser les flux de marchandises et garantir la protection des riches – et de leurs richesses. Ni une ni deux, le concept d’État et sa mise en œuvre pratique, la police, faisaient leur entrée tonitruante sur la scène de l’Histoire. L’idée selon laquelle une petite partie du peuple devrait servir à maintenir par la violence l’asservissement des autres est somme toute récente. Ainsi, l’institution policière peut bien se présenter comme naturelle, intemporelle et indépassable : elle n’est que parasitaire, évanescente et en sursis.

Ce qu’il nous faut aujourd’hui comprendre, c’est à quoi tient la police. Comment parvient-elle à cohabiter avec la détestation qu’elle suscite, comme avec sa honte d’elle-même ? La réponse est cruelle. La force de la police, ce qui la fonde au quotidien, ce sur quoi repose son pouvoir, ce sont moins ses effectifs, ses uniformes et ses armes, que notre désir de police. Si nous acceptons d’être brutalisés et infantilisés, c’est d’abord parce qu’on nous a appris à avoir peur.

L’un des mythes les plus puissants qui justifie cette indigne tolérance, c’est que nous serions des dangers les uns pour les autres, que, sans la crainte de finir nos jours en prison, nous nous entretuerions toute affaire cessante. Il suffit d’ouvrir un programme télé pour s’en apercevoir. Chaque jour, des heures et des heures de fictions ou de « reportages » nous plongent au cœur d’enquêtes et autres opérations trépidantes : on flingue du terroriste, on démasque des tueurs, on fait tomber les réseaux de prostitution. Qu’importe la part infinitésimale du travail policier que ces shows représentent, il faut diffuser l’idée selon laquelle la police nous protègerait d’autrui. Qu’importe que le véritable travail de la police au quotidien consiste à réguler le trafic de stupéfiant, optimiser les déplacements automobiles des travailleurs ou des vacanciers, pourchasser la plèbe qui ne file pas droit, régler des litiges entre voisins et tabasser des manifestants.

La pauvreté, les violences sexuelles, les tapages nocturnes, la consommation de stupéfiants, la prostitution, le vol, les épidémies, la conduite en état d’ivresse… Tous ces comportements que la police prétend réguler et réprimer au quotidien, elle est aussi la dernière à pouvoir y trouver une solution.

L’image que le policier se fait de lui-même et par laquelle il tient est un mirage. Il court tel le hamster dans sa roue à la vitesse requise par la politique du chiffre, tout en sachant que cela n’aura strictement aucun effet sur les causes de ce qu’il prétend combattre. Le policier ne lutte pas contre la délinquance, il fait la guerre aux pauvres et entretient la misère.
Mais qui est la police ?

Les données statistiques et les études sociologiques permettent de connaître le profil type du policier en service. Il est majoritairement blanc, masculin et d’origine populaire. 80% des effectifs proviennent de zones rurales ou de petites et moyennes villes de province et plus de 60% adhèrent aux idées de l’extrême droite. Cela implique aussi et automatiquement qu’on y décompte une minorité de racisés et de femmes, des fils de riches urbains et même un syndicaliste SUD. C’est tout le problème de la sociologie : passé le constat objectif, elle peine à nous éclairer.

Ce que l’on sait aussi, c’est qu’ils vont très mal, se sentent méprisés par les passants autant que par leur hiérarchie, que leurs conditions de travail sont abominables et leurs salaires humiliants. Selon une récente enquête menée par la Mutuelle générale de la police, 24% d’entre eux se disent confrontés à des pensées suicidaires, soit 6,7 fois plus que les autres actifs (Le Monde, 07/06/2021). Les policiers seraient ainsi les premiers à vouloir en finir avec la police.

Comment s’expliquer un tel penchant pour la mort ? Les instituts de santé publique y vont évidemment de leurs petites explications : la mauvaise ambiance, la clim de la voiture sérigraphiée qui ne fonctionne plus, les heures sup jamais payées, etc. Mais il faut bien se rendre à l’évidence, ces mauvaises conditions de travail sont présentes dans la quasi-totalité des corps de métiers, elles ne peuvent dès lors pas apparaître comme des facteurs suffisants. Il nous faut alors émettre une autre hypothèse pour tenter de comprendre comment le policier peut à ce point se détester.

Si comme nous l’évoquions en introduction, la diffusion mondiale du slogan « tous les flics sont des bâtards » est due à son efficacité pour montrer l’hypocrisie de la fonction de policier – prétendre défendre le peuple, émaner de lui, alors qu’il ne sert essentiellement qu’à défendre l’économie, l’État et les intérêts afférents –, comment ne pas imaginer qu’une telle évidence ne traverse pas le policier lui-même ? C’est parce que son existence est intenable qu’il est méprisé et méprisable, et il le sait. Son unique activité sociale consiste à se fondre dans l’uniforme. Dès lors, il faut s’en raconter des histoires pour imaginer être autre chose que cette loque.

Le policier n’est ni un guerrier ni un mafieux : le bénéfice de la violence qu’il prodigue au jour le jour ne lui revient jamais, elle est gratuite. S’il harcèle, racket ou brutalise, ce n’est jamais pour son propre intérêt, c’est parce qu’on lui commande de le faire. Les méfaits dont il doit s’acquitter quotidiennement ne répondent pas à son éthique propre mais à des idées vides, éloignées et abstraites : la violence légitime, la sécurité, la paix civile, l’ordre des choses... Il peut bien faire usage de son libre arbitre, choisir ses victimes selon ses goûts personnels, vouvoyer ou tutoyer celles et ceux qu’il contrôle mais ce que son uniforme recouvre, c’est son irresponsabilité fondamentale. La seule grandeur qui lui est accessible, c’est celle d’obéir à des ordres, sa seule liberté, c’est d’incarner à une échelle microscopique et dérisoire la raison d’État.

« Mais derrière l’uniforme, il y a un être humain ! », non, ce qu’il y a c’est un sujet irresponsable de ses actes, une marionnette sans éthique, un exécutant au cœur froid. Ce qui rend la vie du policier aussi détestable, c’est la banalité et la vacuité de ce mal-là.

Violence légitime et brutalité policière

Alors que la police prend de plus en plus ses aises dans l’espace public et médiatique, on entend ce qu’il reste de « gauche » s’indigner de l’avènement d’un État policier. S’il n’y pas d’être humain derrière l’uniforme, il n’y a pas davantage de noble institution étatique derrière l’inique État policier. Si l’on a coutume de définir l’État comme l’institution détentrice du monopole de la violence publique légitime, cela signifie qu’en charge de cette violence, il y a la police et l’armée. Dès lors, tout État est fondamentalement policier. La seule marge qu’il lui reste est de parvenir à masquer plus ou moins efficacement la violence qui l’a toujours constitué, en faisant vivre les fictions démocratiques que l’on connaît. À mesure que ces fictions s’effilochent ou perdent en crédibilité, l’appareil répressif se révèle.

Si au long de ce texte nous avons souvent préféré parler de brutalité policière plutôt que de violence, ce n’était pas pour remplacer un mot par un autre. En 1977, Jean Genêt rédigeait une très belle préface aux Textes des prisonniers de la « Fraction armée rouge », dans laquelle il proposait de distinguer violence et brutalité : « Si nous réfléchissons à n’importe quel phénomène vital, selon même sa plus étroite signification qui est : biologique, nous comprenons que violence et vie sont à peu près synonymes. Le grain de blé qui germe et fend la terre gelée, le bec du poussin qui brise la coquille de l’oeuf, la fécondation de la femme, la naissance d’un enfant relèvent d’accusation de violence. Et personne ne met en cause l’enfant, la femme, le poussin, le bourgeon, le grain de blé. » A contrario, la brutalité c’est « le geste ou la gesticulation théâtrales qui mettent fin à la liberté, et cela sans autre raison que la volonté de nier ou d’interrompre un accomplissement libre. Le geste brutal est le geste qui casse un acte libre. »

Il y a donc d’un côté la violence vitale et spontanée, celle des manifestants qui envahissent les rues et les palais, des vitrines de marchandises qui se brisent, des corps libres qui s’entrechoquent avec les boucliers du pouvoir. Et de l’autre la brutalité organisée qui prend les « formes les plus inattendues, pas décelables immédiatement comme brutalité : l’architecture des HLM, la bureaucratie, […] la priorité, dans la circulation, donnée à la vitesse sur la lenteur des piétons, l’autorité de la machine sur l’homme qui la sert, la codification des lois prévalant sur la coutume, […] l’usage du secret empêchant une connaissance d’intérêt général, l’inutilité de la gifle dans les commissariats, le tutoiement policier envers qui a la peau brune, […] la marche au pas de l’oie, le bombardement d’Haïphong, la Rolls-Royce de quarante millions... »

C’est en cela que l’infinie dénonciation des violences policières peut se révéler un piège. Il y a bien sûr un enjeu à rendre visible au plus grand nombre ce que l’institution policière tente de couvrir au quotidien. On pense immédiatement au précieux travail de recensement et de vérification réalisé pendant le mouvement des Gilets jaunes par le journaliste David Dufresne. Cependant, lorsque l’on voit son film-documentaire Un pays qui se tient sage, on ne peut s’empêcher d’être pris d’une gêne. Les images et les témoignages de brutalité se succèdent, les policiers embarrassés se justifient comme ils peuvent de ce que nous avions tous pu constater dans la rue ou sur nos écrans de téléphones portables. Mais le film est hanté par une absence. On la voit bien, la brutalité débridée, sur l’écran géant, mais ce que l’on ne voit jamais, c’est ce contre quoi elle s’exerce. Non pas les corps tuméfiés ou mutilés des manifestants, ils sont là eux aussi. Non, ce qui est absent, c’est la violence, la révolte, le désir qu’enfin le monde change. Ce que la police a réprimé dans le sang et les gaz lacrymogènes pendant le mouvement des Gilets jaunes, ce ne sont pas des corps inertes, ce n’est pas une population obéissante et docile mais bien un peuple qui se soulevait. Ce qui a fait toute sa puissance et l’a propulsé à des années lumières du « mouvement social », de ses cortèges éreintés avec ses revendications fébriles que plus personne ne se fatigue même à entendre, c’est que, sur les ronds-points, dans les centres-villes et sur les Champs Élysées, on a voulu en découdre avec le pouvoir une bonne fois pour toutes. Ce qui fonde la police, ce qui la rend indispensable à tout État, à tout gouvernement, c’est le risque du soulèvement, la violence potentielle du peuple. Il n’y a pas l’État, la répression puis la population, il y a le peuple, puis l’État et son besoin de répression. La potentialité de l’insurrection est première : la police lui court après. Il y a la violence émancipatrice qui fait naître des mondes meilleurs et la brutalité qui met tout en œuvre pour les empêcher d’advenir. Il y a d’abord la vie, puis ce qui la contraint, la réprime, l’abime.

Coronapolice

Avec, du jour au lendemain, l’assignation à résidence de la moitié de la population mondiale, l’événement Covid a permis ceci : la force de travail, à l’exception de celle des soutiers encore non remplaçables par des robots, s’est trouvée comme jamais individualisée, isolée, fixée sur le lieu clos de sa reproduction, et toujours plus disponible. En réservant au capital, à ses caméras et aux forces de son ordre l’espace extérieur, on faisait apparaître dans une clarté aveuglante l’utopie du capitalisme numérique en cours de réalisation depuis quelques décennies : ses algorithmes s’occupant de capter notre attention pour tirer du profit de presque tous nos instants de veille, en attendant de trouver le moyen de faire de même avec notre sommeil, bref, assurant en toute automaticité et d’un même élan la machinisation des humains et la reproduction élargie du capital. Mais tandis que les dispositifs capitalistes nous prennent la tête, comme il n’y a pas (encore ?) de tête sans corps, il faut bien que quelqu’un s’occupe de nos chairs : c’est là qu’intervient la police.

Voilà ce qui cherche à s’imposer : tandis que nos têtes appartiendraient aux GAFAM, nos corps seraient toujours davantage pris en charge par la médecine et par la police. On a vu avec quelle brutalité obtuse (quoique non dépourvue de discriminations de classe : cf. le traitement différencié du 9-3 et du XVIe), la police française et toutes les polices du monde ont participé à ce programme. On a vu aussi que cela ne s’est pas fait sans résistance des corps (ni des têtes qui les surmontent).

En France, quand arrive l’épidémie de Covid, le lien de confiance entre la police et sa population, comme disent sondeurs et politiciens, est déjà passablement effiloché. Mais alors que des millions de personnes sont contaminées, que des centaines meurent chaque jour, que chacun se doit de rester cloîtré chez soi, que le système hospitalier est proche de l’épuisement, que les moyens comme les masques manquent, que fait la police ? Ou plutôt, à quoi le gouvernement décide-t-il d’employer ses centaines de milliers de larbins ?

Pourquoi le gouvernement Macron a-t-il laissé passer l’occasion de revenir à ce moment béni post-attentats où « embrasser un flic » n’était pas seulement un élan d’ivrogne, mais une envie partagée, semble-t-il, par pas mal de monde ? Pourquoi ne pas avoir mis la police au service des besoins essentiels de la population ? Il aurait suffi d’appeler deux ou trois équipes de télé rodées au journalisme embedded pour organiser un charmant spectacle au profit de tout le pays où l’on aurait vu la police apporter leurs courses aux grands-mères. En termes de propagande, cela aurait certainement valu 200 épisodes de Julie Lescaut. C’est une orientation bien différente qui fut choisie. Les flics, on va les faire rôder dans les rues pour s’assurer que personne ne sorte de chez soi, on va leur demander de traquer le moindre barbecue, de quadriller les forêts pour pourchasser les VTTistes, de contrôler tous les véhicules pour s’assurer que leur déplacement est justifié. Si le masque est porté sous le nez, une armée de pandores est parée à verbaliser. Le confinement, ce sera la réalisation du rêve que transporte avec elle toute voiture de patrouille : dominer la ville.

Et comme il y a néanmoins de l’inventivité chez les tocards qui nous gouvernent, est venu le temps de l’attestation dérogatoire de déplacement. En sus du déploiement policier, il revenait à chacun de s’autofliquer. Pour faire ses courses, promener son chien ou déambuler dans un rayon d’un kilomètre et d’une heure, il fallait préalablement s’y être autorisé soi-même. Qui aurait un jour pu imaginer un dispositif de contrôle aussi tautologique, infantilisant et absurde ? N’oublions pas que des milliers d’amendes ont été distribués aux malheureux qui avaient oublié de remplir leur sésame ou s’étaient trompés dans la date.

Ce pastiche de procès-verbal a eu beau être moqué ou vilipendé, nous sommes nombreux à nous y être pliés et habitués. Pendant des mois, nous avons dû jouer à nous surveiller nous-mêmes, à nous contrôler nous-mêmes, à devenir, dans la foulée de l’auto-entrepreneuriat, auto-policier. Le reste du temps, dans la toujours vivace tradition vichyste, l’on pouvait faire confiance à l’instinct de délation de ceux à qui l’autoflicage n’a pas suffit.

Ces mauvaises habitudes ont permis à Emmanuel Macron d’annoncer à l’été 2021 que tous nos déplacements dans les lieux publics seraient désormais conditionnés à la présentation d’un Pass sanitaire. Soit l’apparition de milliers de petites frontières invisibles permettant de discriminer qui est en règle de qui ne l’est pasQue les repésentants auto-proclamés de la contestation de ces nouvelles mesures soient des vermines d’extrême droite ou des hurluberlus convaincus que des reptiliens veulent nous insérer des puces 5G dans le cerveau, c’est d’abord une aubaine pour le gouvernement qui peut ainsi faire diversion et polariser le conflit entre vaccinés et non-vaccinés. Mais derrière cette fausse alternative, le pouvoir fait son chemin.

Y compris pour les managers bornés qui nous gouvernent, il allait de soi que de telles manœuvres ne pouvaient que creuser encore un peu plus profondément le gouffre entre une bonne partie de la population et la police. Mais pour comprendre pourquoi ces pratiques purement répressives se sont tout de suite imposées, il convient de les saisir moins en termes de rationalité que d’émotions et de passions. La première raison du choix de la matraque, c’est qu’il correspondait, pour utiliser un terme bourdieusien, à l’habitus policier. Vers la fin du siècle dernier et le début de celui-ci, durant les périodes où des gouvernants de la post-gauche prenaient le relais pour assurer la mise aux normes ultralibérales de la société française, on a assisté à diverses simagrées autour de la « police de proximité », ce projet loufoque d’un rapprochement entre la population des quartiers populaires et les flics. Mais dès 2002, avec Sarkozy, ces velléités humanitaires ont été abandonnées. L’ami de Bolloré et Kadhafi, avec la vulgarité et l’arrogance qui sont sa marque de fabrique, s’est chargé de le rappeler : les flics ne sont pas des éduc’. Retour à une identité pluriséculaire : un cogne, c’est fait pour cogner. La poursuite de ce programme, son application démultipliée, avait d’autant plus de raison de se faire que l’autonomie du corps policier n’a cessé de croître à mesure que les gouvernants devaient s’en remettre à lui pour affronter les crises – la dernière et la plus grave, celle des Gilets jaunes, ayant consacré la mise sous tutelle du ministère de l’Intérieur par les syndicats de flics les plus réactionnaires.

Sur le seul terrain où ils sont entraînés à inventer, celui de la publicité et de la propagande (dans leur jargon, « communication »), les managers ont tout de même eu cette trouvaille : le 29 mars, l’objet médiatique le plus effarant de la décennie apparaît sur les réseaux sociaux. Booba, patron du rap hexagonal depuis 25 ans, icône des banlieues suivie par des millions de jeunes sur toutes les plateformes, diffuse « Coronatime », une vidéo dans laquelle il appelle les « jeunes » à respecter le confinement et les gestes barrières. Pour l’occasion, il a même choisi d’interviewer longuement un invité pour le moins surprenant : Bernard Squarcini, ancien directeur de la DGSI à la gouaille non moins mafieuse que ses relations. Accoler un ancien chef de la sécurité intérieure et le rappeur « pirate » de référence qui étrille à longueur de chansons les forces de l’ordre, voilà le genre de transgression (« disruption » dans leur jargon) qu’affectionnent les publicitaires qui nous gouvernent. Mais celle-ci dit plus qu’ils ne voudraient. Digne des meilleurs manuels de contre-insurrection, cette trouvaille visant une partie spécifique de la population réputée difficilement contrôlable laisse penser que, derrière la gestion purement policière de la crise sanitaire, il y avait sans doute une autre raison : la peur.

S’il s’agissait officiellement de faire respecter des mesures sanitaires pourtant largement comprises et acceptées par la grande majorité, la gestion répressive de l’épidémie avait certainement une raison, qui touche à la psychologie profonde des gouvernants : la mise à l’arrêt de la machine économique était à leurs yeux lourde de menaces.

Car il y avait bien des malades, des gens qui agonisaient dans les hôpitaux, des familles incarcérées dans leur petit appartement, des personnes qui perdaient la boule ou leur source de revenus. Il y avait bien le télétravail, avec les mails zélés de 7 à 23 heures. Il y avait bien une esquisse d’imposition de l’utopie capitaliste du travail enfermé, isolé face au capital. Mais il y avait aussi les oiseaux qui s’étaient remis à chanter dans les villes, l’air qui était redevenu respirable, des salariés qui avaient enfin pu s’occuper de leur jardin, des amis qui avaient inventé de nouvelles manières de se retrouver. Pour la première fois, une bonne partie de la planète a pu cesser de travailler. Imaginons une seconde que cette mise à l’arrêt globale de la machine capitaliste ne se soit pas accompagnée d’un isolement forcé de chacun chez soi assuré par la police. Imaginons que cette liberté d’être ensemble, débarrassés de l’aliénation du travail, ait pu s’étendre et être vécue par l’ensemble de la population pendant une durée que la population aurait voulu prolonger… Imaginons… Comment empêcher l’imagination de faire son œuvre ? Comment empêcher qu’elle devienne force matérielle ?

Questions angoissantes pour le pouvoir, qui ont suscité parfois des réponses angoissées. Dans certains épisodes répressifs tels que la chasse aux randonneurs jusqu’en haute montagne ou le ratissage des plages avec l’appui de drones, on ne peut s’empêcher de percevoir un étrange mélange de délire obsessionnel et de jeu de rôle contre-insurrectionnel. La haine de la fête qui s’est manifestée dans la répression démente des rave-parties ou des rassemblements spontanés, l’envoi du GIGN en tenue masquée antiterroriste pour s’acharner contre des enceintes : tout cela n’a pas d’autre rationalité que celle de la peur.

Il est vrai que les meilleures fêtes se terminent souvent en émeutes et vice-versa. Celles et ceux qui nous gouvernent le savent d’autant mieux que ça leur a parfois valu de mauvais quart d’heures. Prévenir une épidémie de pillages de supermarchés, c’était très certainement à cela aussi que servait la gestion policière du Covid. Des centaines de milliers de personnes entassées dans des logements insalubres, l’économie parallèle à l’arrêt, les intérimaires sur la touche : le gouvernement surveillait les banlieues françaises comme le lait sur le feu.

Si le gouvernement a déployé des centaines de milliers de policiers, c’est peut-être principalement pour cela : la peur que l’arrêt de la machine économique fasse apparaître des comportements ingouvernables. Il fallait donc que confinements et restrictions soient vécus principalement non comme un exercice d’autodiscipline librement consenti mais comme un moment punitif dont il s’agirait de sortir au plus vite pour retrouver la normalité, c’est-à-dire l’aliénation ordinaire. Le capitalisme n’aime pas la joie, il veut la résilience.

Destituer la police

Le premier piège que la police nous tend, c’est lorsqu’elle nous traite en ennemis et déclenche en nous un ressentiment réciproque. C’est pourquoi il nous faut prendre immédiatement le contre-pied, refuser la symétrie. Se battre contre les flics ne saurait se réduire à ces échauffourées qui accompagnent désormais les manifs, et qui se montrent réjouissantes quand elles permettent d’échapper à l’encadrement policier et syndical pour que tout un chacun puisse se répandre dans la ville, occuper des lieux, créer des liens, renverser des symboles, affirmer la colère et la joie, et parfois déprimantes quand elles se réduisent à des rituels lacrymogénés.

Le combat contre les flics a quelques chances de réussite s’il joue sur la nature bâtarde de ces derniers, en accentuant le trouble qui la caractérise. S’il appuie là où ça fait mal : la contradiction entre leur culture populaire et leur guerre contre le peuple, sur le reflet que leur renvoient les irréguliers. Cela ne se fera pas avec des fleurs, entendons-nous bien. Le 5 janvier 2019, Christophe Dettinger, « le Gitan de Massy », s’avance sur la passerelle Léopold-Sédar-Senghor et se met à boxer à mains nues les gendarmes suréquipés qui venaient de bloquer la foule et de tabasser une manifestante à terre. La scène est filmée et visionnée par des millions de français, les images illuminent le 20 heures : une étoile est née. Identifié par la police, il se rend 3 jours plus tard et se retrouve incarcéré. Une cagnotte de soutien récolte 117 000 euros en moins de 24 heures.

La vague d’enthousiasme, ce n’est pas le fruit d’une réflexion stratégique, c’est une émotion provoquée par la beauté du geste, par le courage tranquille d’un individu. Là où la police s’érige en mur, Christophe Dettinger voit un chemin. Il déblaye les obstacles et libère la voie. S’il a fallu l’incarcérer, le traîner dans la boue sur les plateaux télé, faire fermer sa cagnotte de soutien et en créer une concurrente en soutien aux forces de l’ordre, ce n’était pas seulement pour le punir de s’être défendu et d’avoir défendu ses semblables, mais parce qu’il fallait briser son image et la joie qu’elle procurait immanquablement à toutes celles et ceux qui subissaient depuis des semaines ou des années la toute-puissance policière. L’exemple vaut tout autant pour la ZAD de Notre-Dame-des-Landes : si l’État a mobilisé des moyens aussi faramineux pour l’écraser, c’est qu’il était inacceptable que puisse exister sur le territoire national un espace où la police était tombée en désuétude.

Il faut suivre la voie ouverte par Christophe Dettinger. Bien davantage que ses poings, ce qui a fait mal aux flics, c’est qu’il a montré que les vertus dont ils se targuent étaient de son côté à lui : le courage, le sang-froid, l’usage raisonné de la violence au service de la protection des plus faibles. Il a joué sur une corde profonde dans le cœur du peuple, dans le cœur de femmes et d’hommes qui, si peu de biens qu’ils possèdent, possèderont toujours cela, à quoi ils et elles tiennent parfois jusqu’au prix de leur vie : leur dignité.

Voilà ce qu’il faut marteler : les flics n’ont pas d’honneur. Les flics, il faut leur foutre la honte. Dans le livre qu’il leur a consacré, Valentin Gendrot, journaliste infiltré chez eux en passant par l’école de police, raconte une « bavure » couverte par toute sa patrouille, lui compris. Ça commence par une humiliation infligée à un gamin et ça continue parce que le gamin refuse d’encaisser sans broncher. On peut s’interroger sur les raisons profondes du comportement du flic baveur, sur l’arbitraire absolu de ses provocations aux dépens d’un jeune qui n’a rien d’illicite sur lui et se tient parfaitement tranquille. Il y a d’abord, à l’évidence, une affaire de jouissance. Du fait du petit pouvoir que lui confère son uniforme, le flic de base, celui que nous devons subvertir, est sans cesse guetté par cette passion mauvaise : la jouissance d’humilier, de faire mal. Mais il faut énoncer ce qui conduit ces hommes et ces femmes-là à libérer tant de haine : le mépris dans lequel ils et elles se sentent tenus. Ce qui frappe dans le récit de Gendrot comme dans les bouquins de sociologues, dans les commentaires tenu au sein de groupes Facebook de forces de l’ordre voire dans les discussions WhatsApp de flics ouvertement fascistes révélées dans la presse, c’est le sentiment chez beaucoup d’être mal considérés, autant par leurs supérieurs que par une bonne partie de la population. Le flic de base est un frustré, et comme tant d’autres frustrés de toutes professions, sa frustration tourne au fascisme et au racisme. Fascisme : si je suis une merde, autant m’accorder la jouissance de traiter d’autres gens comme des merdes. Racisme : je suis une merde mais d’autres, homosexuels ou racisés ou femmes ou intellos, la liste est longue, sont de pires merdes encore.

Au cours du mouvement contre la loi El-Khomri, notre ami éditeur Eric Hazan publiait dans lundimatin un texte intitulé : « Sur la police, une opinion minoritaire ». Il y proposait d’aller à la rencontre des policiers les plus démoralisés pour essayer de les rallier au mouvement. Si le texte a suscité quelques moqueries des milieux dits radicaux, il touchait pourtant un point essentiel. Il n’y aura pas de victoire possible tant qu’une partie conséquente des forces de l’ordre n’aura décidé de baisser les armes. Ce sur quoi nous sommes néanmoins en désaccord, c’est sur la manière de parvenir à cette reddition des troupes. Le 14 juillet 1789, si la Bastille est prise, c’est que, la veille, 48 000 électeurs se constituent en milices et pillent les entrepôts d’armes. En 2011, si les polices de Moubarak et de Ben Ali finissent par déserter les rues, c’est parce que les insurgés saccagent et incendient les commissariats par centaines et que les forces de l’ordre sont perçues, à raison, comme l’incarnation de ces deux régimes dictatoriaux.

À la différence de bien d’autres professions, celle des flics interdit qu’on trouve avec eux le moindre combat commun dans l’exercice de leurs fonctions, qui permettrait de les entraîner hors de leurs passions mauvaises. À la faveur du mouvement des Gilets jaunes, bien des esprits qui y étaient entrés avec des élucubrations nationalistes, complotistes, etc., à force de bonnes rencontres, y ont renoncé. Rien de tel n’est possible avec les flics. Le seul représentant des forces de l’ordre, à notre connaissance, qu’on a vu prendre le parti des Gilets jaunes et se battre à leur côté, un gendarme, n’a plus d’avenir dans ce métier. En 2016, aux policiers en colère qui ont défilé dans le sillage des manifs anti-loi travail, nous n’avions rien à d’autre à leur dire que ceci : ne soyez plus des bâtards.

Ou plus précisément ne soyez plus des bâtards de flics. Car il est temps de l’avouer : nous n’avons rien, par principe, contre les bâtards. Nous aussi, nous connaissons le trouble quant à nos rôles sociaux, assumant d’être père, artiste, balayeur pour la société, mais bien autre chose contre elle. Plutôt que de se revendiquer d’une introuvable pureté, face aux flics, notre stratégie doit être celle-là : se montrer plus bâtards qu’eux. En sachant jouer sur tous les tableaux. Cela signifie par exemple, de ne pas refuser de se battre sur le terrain des garanties juridiques, quand ils ne les respectent pas, tout en ne s’enfermant pas dans le légalisme. En sachant appuyer, face à eux, où ça leur fait mal : le déshonneur d’avoir choisi une telle profession. Vous vous sentez méprisés ? Mais c’est parce que vous êtes méprisables ! Malgré vos salaires très supérieurs à ceux des ouvriers, et les flatteries incessantes de vos dirigeants (qui cependant vous méprisent autant que nous et vous le savez), votre condition est dure ? Eh bien nous allons nous employer à la rendre plus douloureuse encore, comme nous nous emploierons à rendre la désertion toujours plus désirable.

Depuis le mouvement George Floyd, toute une problématique a ressurgi aux États-Unis à propos de ce qu’il faudrait faire de la police. L’abolir pour les plus radicaux, diminuer ses financements pour les plus timides, la réformer pour les Français républicains. Mais ces débats idéologiques et surplombants semblent surtout propices à produire et légitimer des postures hors sol. Rappelons qu’en France le seul mouvement de masse qui a pris au sérieux la question de la police fut celui des Gilets jaunes, qui n’avait a priori rien contre la police en tant que telle, au contraire. Mais en se confrontant à elle, en découvrant la bassesse et la cruauté derrière ses actes, les Gilets sont très vite passés du « La police avec nous » au « Tout le monde déteste la police ». Car dans l’élan de leur mouvement, ils n’ont plus voulu être policés.

En finir avec la police, c’est trouver les moyens de sa destitution et la destituer ce n’est pas la battre par la force ou l’abolir abstraitement, c’est la rendre inopérante.

Résoudre le problème de la police, c’est parvenir à se dégager un chemin au milieu de son omniprésence. Cela implique d’être capables de la repousser, de s’y soustraire, d’éparpiller et de désorienter ses forces comme l’ont fait les milliers de ronds-points occupés, de rendre son existence encore plus intenable et honteuse qu’elle ne l’est déjà et d’abord et surtout de faire exister les liens et les mondes au sein desquels elle n’aura plus jamais sa place.

Serge Quadruppani & Jérôme Floch

https://lundi.am/pourquoilespolicierssontilstousdesbatards


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