La semaine dernière, nous publiions des « poèmes depuis la plage » ; encore avant, une bande dessinée ; cette semaine, voici une brève nouvelle de science fiction. Nous tenons à ce que la littérature, aussi diverse soit-elle, permette d’aérer le flot des essais et autres articles d’actualité. Il n’y a pas là un exotisme hasardeux et parfaitement insouciant : nous pensons plutôt que les langages poétique ou romanesque ont bien des vertus dont manquent les meilleurs journalistes. En plus de toucher directement à la sensibilité, la prose littéraire évite la critique obsessionelle aussi bien que l’idéologie trop pesante.
Ici, prenant au sérieux le problème de la surpopulation carcérale, un lecteur de lundimatin envisage dans cette courte fiction une solution utopique et amusante dans laquelle police et justice perdent leur rôle et leur crédit, tout en finesse.
Comme le nombre de condamnations allait augmentant, et que la dette empêchait la création de nouvelles infrastructures carcérales, il fut décidé de commuer les peines d’emprisonnement en rentes. Ainsi, l’administration pénitentiaire aurait à gérer un budget moins fluctuant, sans surprises, sinon des bonnes (le décès d’un condamné). La population ayant — enfin — rallié la cause comptable, personne n’y vit d’inconvénient, et le nouveau système fut mis en place en quelques mois.
- Les premières années, il y eût, comme il y a toujours, quelques incompréhensions. Certains commirent des meurtres pour s’assurer une rente à vie, tandis que d’autres s’accusèrent sans rien commettre du tout. On comprit vite qu’aucun de ces comportements n’avait de réelle utilité. L’auto- délation était facilement déjouée par l’enquête de police et n’aboutissait, au mieux, qu’à une condamnation pour dénonciation calomnieuse, à savoir une peine de cinq ans de rente maximum quasiment nullifiée par l’amende qui l’accompagnait. L’assassinat avait, quant à lui, plusieurs inconvénients. La mauvaise conscience — mais cela faisait longtemps que l’on s’en était accommodé —, la mauvaise réputation, et le délai d’application de la peine. En effet, la détention provisoire étant devenue une réelle mesure d’exception, l’accusé ne pouvait espérer toucher sa rente qu’à l’issue de son procès. Or la durée de la procédure pour une affaire de meurtre était au minimum de cinq ans. Cinq années durant lesquelles il était difficile de vivre : aucun employeur n’acceptant d’engager un futur rentier qui, de toute évidence, ne s’investirait pas dans son entreprise.
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- Les véritables conséquences, durables, de cette mesure ne furent perceptibles que lorsqu’on put prendre connaissance des statistiques ; mais comme ces statistiques étant favorables à la classe politique, elles ne tardèrent pas à paraître. On se rendit alors compte que la récidive avait drastiquement diminué. En effet, l’insolvable et affamé voleur, accédait, dès sa condamnation, à un nouveau statut social. Il pouvait se trouver aisément un habitat — il était devenu plus sûr, pour un propriétaire, de louer un appartement à un condamné plutôt qu’à un fonctionnaire —, et un travail symboliquement ou économiquement avantageux — les repris de justice n’ayant plus d’intérêt à accepter un emploi sinon passionnant ou à forte rémunération, les associations de réinsertion s’étaient reconverties dans l’industrie culturelle et dans le luxe. Tous les budgets liés à la justice diminuèrent également : les inculpés optant pour la comparution immédiate et avouant leurs larcins sans qu’aucune enquête, preuve, confrontation, expertise ou contre expertise ne soient nécessaires. Il y avait du reste, et malgré les holà de l’opposition, très peu de fraude à la rente : la peine pouvait être augmentée en temps, en cas de nouveau délit, mais jamais en quantité. La valeur mensuelle de la rente était définie légalement et ne pouvait subir de hausse si ce n’est la hausse annuelle, calculée en fonction de l’inflation et annoncée dans le journal officiel. Au regard de quoi, il était inutile d’user de grande manigances pour s’assurer cette mensualité — un outrage à l’égard d’un agent dépositaire de l’autorité publique suffisait — ou pour essayer d’en obtenir une augmentation.
- Seuls avaient à se plaindre les criminels en col blanc à qui la clémence des magistrats épargnait toute peine de rente, comme elle leur épargnait, sous l’ancien système, les peines d’emprisonnement. La fâcheuse conséquence de ceci fut que les amendes qu’ils avaient à payer leur semblèrent être les peines les plus sévères que l’on pût subir ; et ils en ressentirent un profond sentiment d’injustice. On cria à l’ignominie, à la chasse aux riches, au désordre social, et l’on vit des manifestants cossus et virulents aux portes des tribunaux. Pour calmer la révolte, on fit arrêter quelques-uns des meneurs que l’on accusa de terrorisme ; ce qui permit d’organiser un procès grandiloquent durant lequel le procureur de la république requit des peines de rente extrêmement lourdes. Personne ne fut condamné, évidemment, cependant cette longue procédure avait calmé les manifestants cossus, qui s’étaient fait à l’idée de n’être plus énormément plus riches que les autres, mais seulement beaucoup plus.
- - - - - - - - - - - - - - Quant au genre de criminels indomptables, immoraux et sanguinaires qui défrayaient toujours et aussi régulièrement les chroniques judiciaires, l’habitude fut prise de les condamner à des peines de travaux d’intérêt général, les juges n’arrivant plus à satisfaire, par manque de pauvres gens, leur besoin d’infantilisation.