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Uri Gordon : « La tyrannie de quoi ? »

LA TYRANNIE DE QUOI ?

Le militant et chercheur Ezequiel Adamovsky a mené une observation participante attentive du mouvement des assemblées autonomes de voisinage né en Argentine, avec la crise de 2001 [1]. Il a vu, à partir de 2005, le taux de participation à ces assemblées massivement diminuer et les interrelations entre ces dernières se restreindre, devenir de plus en plus locales [2]. Cela semblait dû, en partie, au fait que l’adoption de structures horizontales, qui caractérisa leur apparition, avait surtout été commandée par des rejets (du pouvoir pyramidal, de la division hiérarchique du travail) et qu’aucune fondation positive, en vue d’une coordination, n’avait pu être établie. Cet échec conduisit à l’effritement de certaines initiatives autonomes. Dans certains cas, les militants s’appuyaient sur de « vieilles certitudes », telle la nécessité de construire le Parti des travailleurs. Dans d’autres, un isolement confortable transformait les assemblées en de très petits cercles de connaissances, incapables d’articuler leur lutte avec la société en général.

Pour Mara Kaufman, la dégradation des assambleas doit être associée à l’absence « d’une répartition des tâches transparente et d’une méthode de prise de décisions claire et démocratique »

« Les craintes propres au fait de déléguer ses responsabilités se muent, en quelque sorte, en privilèges liés au volontarisme : qui a les relations et le temps nécessaire pour une quelconque réalisation peut la mener à bien. Le refus des hiérarchies et le rejet explicite du pouvoir qu’il implique, laissent toutefois ouverte la possibilité que des structures de pouvoir informelles, sans nom et invisibles apparaissent. Le charisme ou les relations deviennent des facteurs en faveur de l’émergence d’un leadership. Les « espaces ouverts », sans structure, remplacent d’une façon obscure les processus démocratiques [3]. »

Comme « l’anarchisme lifestyle », l’idée « de la tyrannie de l’absence de structure » hante le mouvement, bien que son origine ne soit pas du tout liée à des valeurs anarchistes. Même si, en dernière analyse, c’est au sens le plus faible de l’expression, sens que la plupart des gens emploient, qu’il faut se confronter, il peut être intéressant de porter attention à sa signification originale. La Tyrannie de l’absence de structure est un essai écrit en 1970 par la sociologue Jo Freeman sous le pseudonyme Joreen [4]. L’ouvrage avance que le mouvement de libération des femmes a atteint une impasse parce que les groupes féministes ont élevé le manque de structures et de responsabilités formelles au rang de dogme incontesté. Cet attachement à « l’absence de structure », cependant, permet à des hiérarchies informelles de voir le jour et de se perpétuer, à l’intérieur des groupes. Le vide créé par l’inexistence de modes de communication formels est comblé par les amitiés et réseaux qui lient une partie des participants du groupe. Une élite s’établit en fonction des affinités : une classe de chefs qui forment un premier cercle, alors que ceux qui n’y prennent pas part voient leur pouvoir affaibli. Pour que leur statut perdure, ces noyaux définissent des critères selon lesquels les personnes, dans le grand groupe, sont jugées et limitent leur participation à des interactions ou rôles convenus.

« L’idée [de groupe sans structure] devient un rideau de fumée, pour qui est fort ou chanceux, afin d’imposer aux autres son indiscutable hégémonie. […] Dans la mesure où la structure du groupe est informelle, les règles selon lesquelles les décisions sont prises ne sont connues que de peu de personnes et la conscience des relations de pouvoir est restreinte à celles qui connaissent ces règles. Celles qui les ignorent, ou qui n’ont pas été choisies pour y être initiées restent dans la confusion ou souffrent de l’illusion paranoïaque qu’il se passe quelque chose dont elles ne sont pas vraiment au courant [5]. »

Freeman pense que si un mouvement en faveur du changement n’arrive pas à surmonter ce problème, il ne se développera pas, mais deviendra replié sur lui-même, emprisonné dans de stériles rituels et dominé par des élites. L’esprit de la solution que propose Freeman n’a cependant rien d’anarchiste. Il s’agit d’accepter les inégalités comme inévitables, mais en formalisant les structures des groupes afin que les hiérarchies se constituent démocratiquement. Comme les élites sont peu susceptibles de renoncer à leur pouvoir, même si celui-ci se trouve contesté, l’alternative possible est de « structurer formellement le groupe de manière que les relations de pouvoir spontanées soient institutionnalisées. […] S’il y avait une cohésion des élites informelles et qu’elles ont, dans le passé, exercé leur pouvoir d’une façon assez juste, cela est possible [6] ». Dès lors, des institutions démocratiques sont mises au jour ; les postes supposant d’exercer une autorité et de prendre des décisions sont octroyés à la suite d’élections, les mandats sont rotatifs et impliquent une responsabilité à l’égard du groupe. Les informations sont fréquentes et largement diffusées, et tout le monde a un accès égal à l’argent ou à l’équipement du groupe. Enfin, « le groupe de personnes en position d’autorité est large, flexible, ouvert et provisoire ».

Quelques anarchistes citent La Tyrannie de l’absence de structure à l’appui de leur préférence pour les organisations fédératives plutôt que les réseaux [7]. Beaucoup d’autres adoptent une attitude, au mieux ambivalente, à l’égard de l’analyse et des propositions de Freeman. L’anarcha-féministe Cathy Levine en donne une réfutation qui insiste sur le fait que la formalisation des élites est une concession inacceptable aux modèles sclérosés de la gauche traditionnelle, qu’elle associe à une vision du monde patriarcale. Rejetant « les réponses faciles, les alternatives toutes faites et l’absence de place laissée à la création d’un mode de vie propre » [8], elle souligne la nécessité, pour un milieu radical, de respecter, encourager et soutenir ses participants ainsi que d’éviter la sinistre mécanisation des structures formelles. Jason McQuinn va plus loin en avançant que les problèmes existent, voire se trouvent aggravés, dans des organisations structurées d’une manière formelle :

« Il est bien plus commun (parce que c’est probablement beaucoup plus facile) pour « qui est fort ou chanceux, afin d’imposer aux autres son hégémonie indiscutable » d’initier ou de se saisir des organisations formelles. Après tous pourquoi s’embêter à produire des « rideaux de fumée » pour cacher une hégémonie précaire, instaurée sur un groupe petit et informel, quand il est plus simple de s’immiscer dans des rôles de pouvoir au sein d’organisations formelles [9]. »

Les propositions de Freeman vont à l’encontre des principes anarchistes, mais au-delà, le problème le plus évident qu’elles posent aujourd’hui, c’est [l’]impossibilité de leur mise en application. Réclamer plus de formalisme revient à exiger du mouvement qu’il change entièrement sa culture politique, qu’il se fonde, contre ses habitudes, dans un moule inconnu. Cela implique également d’interrompre sa fluidité inhérente pour l’adapter à des structures rationalisées, et donc, de perdre les avantages d’une connectivité élevée et de la rapidité d’action qui résulte des formes d’organisation décentralisée ou en réseau. Puisque n’importe quel changement important des modes d’organisation anarchistes devrait, pour se produire, se voir très largement accepté, il semble que la partie soit mal engagée pour qui défend les structures formelles. Freeman et Bookchin, selon leurs propres principes, devraient se plier au choix, délibéré, de la majorité.

L’analyse de Freeman, en outre, n’explique pas véritablement le problème. Les personnes qui occupent des positions d’influence interne, dans un groupe ou un réseau, ne sont pas nécessairement amies. Des groupes identifiables de leaders peuvent exister, mais si certains d’entre eux se composent d’amis intimes, d’autres relèvent plus de la relation de « travail », fondée sur la confiance, que de l’affection. On peut se réjouir d’organiser quelque chose avec des gens que l’on ne supporte pas en société. À l’inverse, même si différentes personnes participant à un groupe sont amies, des comportements d’exclusion ou de domination peuvent persister. Les élites fixes dépeintes par La Tyrannie de l’absence de structure semblent exiger la stabilité des identités des membres et des relations qui se tissent entre ces derniers. Sans cela, il serait difficile, pour un petit groupe, de jouer un rôle de forum de coordination politique, en particulier à l’intérieur d’un groupe plus large qu’il doit constamment manipuler. Les groupes d’amis fonctionnent très rarement de la sorte : différents types d’amitié entrent en jeu (meilleurs amis, bons amis, copains, amants…) et ainsi se créent des liens qui ne sont presque jamais monolithiques. Ces derniers tendent, en outre, à être très fluides : les relations s’épuisent, les gens se disputent, ils déménagent, de nouvelles amitiés se nouent… Cela ne signifie pas que l’analyse de La Tyrannie de l’absence de structure ne recouvre rien de réel : elle est pertinente au regard de l’expérience de Freeman dans le mouvement des femmes [10]. Ce qui se trouve contesté ici, c’est le fait de placer une amitié des élites à l’origine du problème, d’identifier le circonstanciel à l’essentiel.

D’une façon plus formelle, le propos tenu dans La Tyrannie de l’absence de structure est opacifié par les conventions fonctionnalistes des « sciences sociales neutres » des années soixante-dix. Approche liée aux sociologues Émile Durkheim et Talcot Parsons, le fonctionnalisme aborde ses objets d’étude comme des systèmes. Il se demande seulement comment lesdits systèmes fonctionnent et comment ils répondent au changement. Les seuls jugements de valeur possibles, dans ce cadre, portent sur la pertinence des systèmes pour atteindre leur but, quels que soient ces derniers. En conséquence, les élites ne posent pas d’autres problèmes que d’entraver l’efficacité du mouvement. D’abord, les prérequis pour faire partie d’une élite informelle « n’incluent pas les compétences personnelles, le dévouement au féminisme, les talents ou les contributions potentielles au mouvement ». Ensuite, il n’y a pas d’espace pour toutes les bonnes idées : « Les gens s’écoutent parce qu’ils s’aiment et non parce qu’ils disent des choses pertinentes. » Enfin, les élites « n’ont aucune obligation d’être responsables pour l’ensemble du groupe [11] ». Pendant ce temps, aucune critique des élites, en tant que telles, n’est émise. Comme dans les propos de Bookchin [*] présentés plus haut, l’égalité n’est pas à l’ordre du jour.

Les inquiétudes qui motivent Freeman, Kaufman et Bookchin restent toutefois légitimes. Il existe un besoin ressenti d’avoir des moyens de surveiller, de vérifier et de rendre visibles les processus d’influence au sein des groupes antiautoritaires. Participer à des actions et projets pilotés à notre insu peut paraître affaiblissant. Être placé dans une situation que l’on n’a pas créée et sur laquelle on n’a qu’un contrôle marginal, à l’armée, au travail ou à l’école, telle est la norme. Mais ce ne devrait pas être le cas dans un contexte anarchiste où l’on prétend favoriser l’empowerment des individus.

Il faut donc porter un regard plus attentif à la façon dont le pouvoir circule dans le mouvement anarchiste. Avant de produire un jugement normatif sur le « pouvoir invisible », il est nécessaire de comprendre comment celui-ci est créé et encouragé, d’examiner les « règles du jeu » des modes d’organisation anarchistes. Et ces règles sont très différentes de celles qui régissent l’espace public dans son ensemble. Comment le pouvoir-avec s’exerce-t-il véritablement dans le mouvement ? Et qu’est-ce que cela peut nous dire à propos de ses usages et abus ?

Uri Gordon
ANARCHY ALIVE !
Les politiques antiautoritaires de la pratique à la théorie
Traduit de l’anglais par Vivien García
Atelier de création libertaire, 2012 (2008), p. 92-98.

NOTES

1. Voir aussi, à ce propos : Colectivo Situaciones, 19 y 20 : Apuntes para el nuevo protagonismo social, Buenos Aires, Colectivo Situaciones, 2002.

Jordan J. et Whitney J., Que Se Vayan Todos : Argentina’s Popular Rebellion, s.l.n.e., 2003.

2. Kaufman M., A Hacker’s Perspective on the Social Forums, s. 1., s. ed., 2005.

3. Ibidem.

4. Freeman J., « The Tyranny of Structurelessness » (1970), The Second Wave, vol. 2, n° 1,1972.

Il existe une traduction en langue française de cet ouvrage, réalisée à partir d’une traduction en castillan : Freeman J., La Tyrannie de l’absence de structure (1970), trad. anonyme, Grenoble, Ioskédition, s. d.. Disponible en ligne : <https://infokiosques.net/article.ph...>

5. Ibidem.

6. Ibidem.

7. Class War Federation, Unfinished Business : the politics of class war, Edimbourg, AK Press,1992.

Anarcho, « Anarchist Organisation and the Organisation of Anarchists », s. d.

8. Levine C., « The Tyranny of Tyranny », s. d.

[Il existe une traduction en langue française de cet ouvrage, réalisée par le collectif INDICE à partir du texte original. Disponible en ligne en PDF : <http://indice.site.free.fr/PDF/La_T...> ]

9. McQuinn J., « The Tyranny of Structurelessness : An organizationalist repudiation of anarchism », Anarchy : A Journal of Desire Armed, n° 54, 2002.

Voir également : Michels R., Political Parties (1911), Londres, Transaction, 1999.

10. Freeman J., « Trashing : The Dark Side of Sisterhood », Ms. Magazine, Avril 1976, p. 49-51.

11. Ibidem.

[*] « Bon nombres d’individus, dans des groupes plus anciens comme la CNT, n’étaient pas simplement des « militants influents », mais des leaders incontestés , dont les vues recevaient (et à juste titre !) plus de considération que celles des autres parce qu’elles étaient fondées sur plus d’expérience, de savoir et de sagesse ainsi que sur des traits psychologiques nécessaires à qui veut guider d’une manière efficace. Une approche libertaire sérieuse du leadership doit reconnaître la réalité et l’importance cruciale des leaders. Et ce, a fortiori, afin d’établir les structures formelles et les régulations grandement nécessaires pour contrôler et atténuer efficacement les activités des leaders voire les retirer du circuit. » (Bookchin M., « The Communalist project », Harbinger. A journal of Social Ecology, vol. 3, n° 1, 2003.)


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