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Notes : Raphaël Josset, Complosphère. L’esprit conspirationniste à l’heure des réseaux

posté le 19/03/18 par https://antiopees.noblogs.org/post/2015/11/04/raphael-josset-complosphere-lesprit-conspirationniste-a-lheure-des-reseaux/ Mots-clés  réflexion / analyse 

Excellent titre : il résume parfaitement le propos du bouquin. On comprend en effet que l’esprit conspirationniste ne date pas d’aujourd’hui, ni même d’hier, mais qu’il se caractérise aujourd’hui différemment – et cette « complosphère » fait immanquablement penser à d’autres mots composés en « sphère », comme blogosphère, par exemple, ce qui nous rappelle, comme le dit l’auteur dans son texte, que nous vivons l’ère où chacun·e devient son propre média, ou plus radicalement : devient média. Votre serviteur, tout en rédigeant ces lignes, a bien conscience de cette condition commune qu’il partage avec quelques millions d’autres êtres connectés…

L’esprit conspirationniste, donc. (Il fut un temps, dans ma jeunesse, où l’on parlait de « vision policière de l’Histoire », à laquelle on opposait « les masses », « la lutte des classes » et « les forces productives » dont le développement creusait infailliblement le tombeau du capitalisme.) Raphaël Josset nous donne un rapide aperçu de ses sources, essentiellement l’abbé Barruel, auteur français contre-révolutionnaire de la fin du XVIIIe siècle, un certain John Robison outre-Atlantique et enfin, star absolue de la production conspiratrice, l’auteur trop méconnu (mais c’est une condition de son succès jamais démenti) des fameux Protocoles de Sages de Sion, Mathieu (Matveï Vassilievitch) Golovinski, agent de l’Okhrana à Paris au début du siècle dernier. À ceux-là il faudrait ajouter encore le Canadien William Guy Carr « à qui l’on doit la reformulation synthétique après la Seconde Guerre mondiale de tous ces grands thèmes du méga complot planétaire […], en particulier dans […] Pawns in the Games (Des Pions sur l’échiquier) paru en 1958 » et dans lequel Carr remet en scène (et en selle dans l’imaginaire collectif, qui les avait un peu oubliés) les Illuminati. Barruel, lui, avait expliqué la Révolution française comme une conséquence aussi funeste que lointaine de la malédiction fulminée par Jacques de Molay, dernier Grand Maître de l’Ordre du Temple, lors de son supplice sur le bûcher en 1314. En effet, ce dernier avait alors voué Philippe-le-Bel, destructeur de l’Ordre, et, paraît-il, ses successeurs durant treize générations (!), aux gémonies, ce qui aurait été finalement accompli avec l’exécution de Louis XVI. Selon l’auteur des Mémoires pour servir à l’histoire du jacobinisme, « véritable texte fondateur du mythe moderne du méga complot », les Templiers survivants seraient entrés dans la clandestinité et se seraient reproduits(!), s’organisant et assurant leur vengeance à travers les siècles au sein de sociétés secrètes comme les Rose-Croix ou les francs-maçons. Contemporain de Barruel, Robison, lui, dénonçait déjà les Illuminati dans un ouvrage au titre profus : Preuves de la conspiration contre toutes les religions et tous les gouvernements de l’Europe, ourdie dans les assemblées secrètes des Illuminés, des francs-maçons et des sociétés de lecture. (Ah, les sociétés de lecture !) Quand aux Protocoles des sages de Sion, leur histoire est désormais un peu mieux connue : il s’agissait d’une provocation destinée à encourager la judéophobie dans l’empire tsariste et, ainsi, à détourner le mécontentement populaire sur les juifs, sempiternels boucs émissaires. À ce propos, Rapahaël Josset cite les livres d’Umberto Eco, son essai La Guerre du faux et son roman Le Cimetière de Prague. Je ne résiste pas au plaisir d’ajouter une référence, capitale selon moi : il s’agit d’une nouvelle de Danilo Kiš, écrivain yougoslave, « Le livre des rois et des sots », contenue dans son recueil Encyclopédie des morts (Gallimard 1985). « Les bruits que faisait courir ce “chef d’œuvre de la calomnie” se répandirent de par le monde à la vitesse à laquelle circulent seules les rumeurs et la fièvre de Malte, écrit D. Kiš. Ce livre traversa le continent européen pour atteindre les îles Britanniques, et de là l’Amérique, puis, en retour, les confins mêmes de l’Empire du soleil levant. Grâce à son origine mystérieuse et au besoin inné qu’ont les hommes de donner un sens à l’histoire d’un monde sans Dieu, Le Complot [titre modifié par Kiš pour les besoins de la fiction] devint un bréviaire enseignant que derrière toute défaite de l’histoire se cache “une force obscure, mystérieuse et dangereuse” ; elle tient entre ses mains la destinée du monde, dispose des sources mystérieuses du pouvoir, déclenche les guerres et les rébellions, les révolutions et les dictatures ; elle est “la source de tous les maux”. » Danilo Kiš a publié cette nouvelle en 1983. Un peu plus de trente ans après, Raphaël Josset le rejoint : « […] c’est précisément dans le contexte de la profonde crise existentielle et spirituelle provoquée par la montée du rationalisme techno-scientifique de la Modernité corrélativement à l’avènement du mode de production capitaliste – toutes choses ayant peu à peu sapé les fondements judéo-chrétiens du système de croyances traditionnelles sur lesquelles reposait la légitimité des institutions de l’Ancien Régime – que naissent les premiers récits évoquant l’existence d’un complot satanique de portée mondiale s’employant efficacement, ainsi que le montrerait l’occurrence de la Révolution française, à subvertir l’œuvre de Dieu. Et ce par le biais de diverses sociétés secrètes intiatiques ayant recruté parmi l’élite. » Ici, je me demande si l’on ne devrait pas aussi mettre en cause le rôle des grandes chasses aux sorcières qui ont accompagné, justement, l’avènement de la modernité, et dont les promoteurs ont été les premiers à produire un discours « complotiste » en dénonçant la conjuration diabolique à laquelle participaient les accusées. Bref. Josset écrit, lui, à l’ère d’internet : « Quand, dans l’ère de la simulation post-spectaculaire de la société des réseaux, “le vrai est un moment du faux”, quand se disséminent les invisibles microtechnologies de la surveillance et du contrôle, quand triomphent l’image et le simulacre manipulables à volonté, quand règnent le jeu des masques et des apparences, la double face des choses, des mots et des gens, la confusion des genres et le relativisme absolu pour lequel tout se vaut, quand disparaissent les référentiels, la crédulité dans les récits de légitimation et les critères permettant de juger de la vérité d’un énoncé, quand l’éphémère, la précarité et l’instabilité se généralisent, bref, quand la “fake-ticité” devient la norme, – telle est la complexité de l’Ordre nouveau –, comment ne pas douter de la réalité de tout ce qui fut, de ce qui est et de ce qui advient ? » Et il cite la Théorie du Bloom, de Tiqqun (La Fabrique 2004) qui parle du sujet contemporain comme de « l’homme du nihilisme accompli », lequel, ajoute-t-il, « en identifiant les prétendus responsables (boucs émissaires) […], se donne un semblant de possible contrôle sur les événements d’un monde chaotique, se rassure en donnant un sens à l’Histoire et par conséquent à son existence. »

Nous avons donc ici un petit livre stimulant qui pourra nous donner quelques arguments lorsque, comme cela arrive désormais si souvent, quelqu’un·e nous dira : « Ah mais ce n’est pas clair cette histoire ! On ne saura jamais la vérité. “Ils” nous cachent tout ». Pour donner un exemple vécu personnellement, lors du crash de l’avion de la Germanwings dans les Alpes de haute Provence, j’ai entendu un ami me déclarer, avant même qu’on ait eu le temps de réfléchir, qu’il y avait un ou des avions de chasse dans les parages, et un exercice militaire en cours. Les boîtes noires retrouvées, on comprit que la vérité de cet accident était beaucoup plus banale et désespérante que cela : juste un pauvre type dépressif, frustré de ne pas pouvoir piloter des longs-courriers, et qui n’aurait même pas dû être là puisqu’il était en arrêt-maladie. Évidemment, c’est nettement moins sexy, et ça nous renvoie à une grisaille quotidienne peu valorisante… Mais je trouve que cette anecdote est assez représentative de la mécanique bien décortiquée par ce bouquin. Pour finir, j’ajouterai encore une référence à un article d’Yves Pagès sur son blog Pense-bête à propos des Illuminati et de leur récurrence jusque dans les textes des rappeurs américains : « Le pseudo-complot sataniste des Illuminati. Deux siècles d’irrésistible mondialisation d’une mystification à la con (1797-2015). » Ça vaut vraiment la peine d’être lu, parce que c’est une démonstration – par l’absurde, mais très concrète – de la plasticité de ce genre de récit fabuleux et de sa capacité d’adaptation tous terrains.


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