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Sokal au carré : ce qu’un audacieux canular révèle sur le monde universitaire

posté le 21/10/18 Mots-clés  réflexion / analyse 

Trois universitaires ont écrit vingt faux articles qui offraient des suggestions ridicules dans un jargon à la mode.

Au cours des 12 derniers mois, trois chercheurs — James Lindsay, Helen Pluckrose et Peter Boghossian – ont rédigé vingt faux articles qui offraient des suggestions ridicules dans un jargon à la mode et les ont soumises à publication auprès de revues de pointe spécialisées dans des domaines comme les études sur le genre, les études queer et les « Fat Studies » [études sur la « grossophobie », NdT]. Leur taux de réussite a été remarquable : Au moment où ils ont révélé le pot-au-rose, sept de leurs articles avaient été acceptés pour publication par des revues à comité de lecture censément sérieuses. Sept autres en étaient à diverses étapes du processus d’évaluation. Seulement six avaient été rejetées.

Ce n’est pas la première fois.

À la fin des années 1990, Alan Sokal, professeur de physique à l’Université de New York, avait commencé un article qui allait bientôt devenir célèbre en exposant certaines de ses croyances fondamentales :

qu’il existe un monde extérieur, dont les propriétés sont indépendantes de tout être humain et même de l’humanité dans son ensemble ; que ces propriétés sont codées dans des lois physiques « éternelles » ; et que les êtres humains peuvent obtenir une connaissance fiable, quoique imparfaite et provisoire, de ces lois en se fondant sur les procédures « objectives » et les restrictions épistémologiques prescrites par la méthode (dite) scientifique.

Sokal continuait en « réfutant » son credo dans un jargon à la mode. « Les critiques féministes et poststructuralistes ont démystifié le contenu substantiel de la pratique scientifique occidentale traditionnelle, révélant l’idéologie de domination cachée derrière la façade de ‘l’objectivité’ », affirmait-il. « Il est donc devenu de plus en plus évident que la ‘réalité’ physique, pas moins que la ‘réalité’ sociale, est fondamentalement un construit social et linguistique. »

Ensuite, Sokal a envoyé ce baragouin à Social Text, une revue universitaire qui était, à l’époque, un forum intellectuel de premier plan pour des chercheurs célèbres dont Edward Said, Oskar Negt, Nancy Fraser, Étienne Balibar et Jacques Rancière. Elle fut publiée.

Aux yeux de ses partisans, ce qu’on a fini par appeler l’affaire Sokal semblait corroborer les piques les plus acerbes que les critiques du postmodernisme lui adressaient depuis longtemps. Le discours postmoderne est si dénué de sens, disaient-ils, que même les « experts » ne peuvent pas faire la différence entre ceux qui expriment des préoccupations sincères et ceux qui rédigent délibérément du charabia sans queue ni tête.

Dans les mois qui ont suivi la révélation du canular de Sokal, Social Text a été raillée de toutes parts. Mais son influence — et celle des recherches « déconstructivistes » qu’elle a contribué à développer — n’ont cessé de croître. En effet, de nombreux départements universitaires consacrés à l’étude de groupes ethniques, religieux et sexuels particuliers sont profondément influencés par certaines des théories fondamentales de Social Text, y compris la subjectivité radicale du savoir.

C’est pourquoi Lindsay, Pluckrose et Boghossian ont décidé de répéter le canular original, mais sur une échelle beaucoup plus importante. Appelons cela un canular de Sokal au carré.

D’une manière générale, les revues qui se sont fait piéger par le canular de Sokal au carré publient des chercheurs respectés issus de programmes respectés. Par exemple, Gender, Place and Culture, qui a accepté l’un des faux articles, a publié au cours des derniers mois des travaux de professeurs de UCLA, des universités Temple et Penn State, du Trinity College de Dublin, de l’Université de Manchester et de l’université Humboldt de Berlin.

La pure inanité des papiers concoctés par les auteurs rend ce fait d’autant plus choquant. Un de leurs essais se lit comme une simple reprise du canular originel de Sokal. Accusant « l’astronomie occidentale » de sexisme et d’impérialisme, il engageait les départements de physique à la remplacer par l’astrologie féministe — ou à pratiquer la danse interprétative :

Il existe des moyens supérieurs aux sciences naturelles pour obtenir des connaissances alternatives sur les étoiles et enrichir l’astronomie, y compris l’ethnographie et d’autres méthodologies des sciences sociales, l’examen attentif de l’intersection des astrologies existantes dans le monde, l’incorporation de récits mythologiques et leur analyse féministe moderne, la danse interprétative féministe (particulièrement pour les mouvements des étoiles et leur signification astrologique) et l’application directe des discours féministe et post-colonial sur les savoirs et narratifs culturels alternatifs.

Le papier publié dans Gender, Place and Culture semble carrément inepte. « Réaction humaine à la culture du viol et à la performativité queer dans les parcs urbains pour chiens de Portland, Oregon » prétend être fondé sur l’observation in situ de la culture canine du viol dans un parc canin de Portland. « Les chiens souffrent-ils de l’oppression fondée sur le genre (perçu) ? » s’interroge le papier.

Un autre essai encore a des nuances un peu plus sinistres. Dans « En frottant la gomme à effacer l’autre : une définition de la violence métasexuelle de la réification à travers la masturbation non consensuelle », l’auteur fictif soutient que les hommes qui se masturbent en pensant à une femme sans son consentement sont coupables de violences sexuelles :

En s’appuyant sur des études empiriques des préjudices psychologiques de la réification, notamment par la dépersonnalisation, et en explorant plusieurs veines de la littérature théorique sur les formes non physiques de violence sexuelle, cet article cherche à définir les fantasmes érotiques masculins non consensuels sur les femmes comme une forme de violence métasexuelle qui les dépersonnalise, leur fait du tort à un niveau affectif, contribue en conséquence aux maux de la réification et de la culture du viol, et permet de s’approprier leur identité au bénéfice des hommes.

Le canular de Sokal au carré ne se contente cependant pas de révéler le piètre niveau des revues qui publient ce genre de fadaises. Cela montre également à quel point nombre d’entre elles sont prêtes à soutenir des discriminations si elle servent des objectifs prétendument progressistes. Cette tendance devient évidente dans un article qui préconise des mesures extrêmes pour compenser le « privilège » de naissance des étudiants blancs. Exhortant les professeurs d’université à mettre en place des formes de « réparations expérientielles », l’article suggère d’ordonner aux étudiants privilégiés de garder le silence, ou même de les obliger à s’asseoir par terre et de les y enchaîner. Si les élèves protestent, on demande aux éducateurs de

prendre grand soin de ne pas valider leur sentiment de privilège, de ne pas sympathiser avec eux, ou de veiller à ne pas renforcer leur privilège et ce faisant, remettre au centre les besoins des groupes privilégiés au détriment des marginalisés. Les protestations verbales réactionnaires de ceux qui s’opposent aux listes progressives sont les comportements verbaux et mécanismes de défense qui masquent la fragilité inhérente de ceux à qui leur privilège a été inculqué.

Comme à peu près tout le reste en ce déprimant moment national, le canular de Sokal au carré sert déjà d’arme dans la grande guerre culturelle américaine. Nombre de conservateurs profondément hostiles à la science du changement climatique, et qui rejettent mécaniquement les études qui attestent de graves injustices dans notre société, utilisent le canular de Sokal au carré pour traiter tous les universitaires de combattants biaisés d’une guerre de propagande culturelle. The Federalist, un site d’informations et d’opinion de droite, est allé jusqu’à étendre le parti pris idéologique apparent de quelques revues d’un recoin du monde universitaire à la plupart des professeurs, des médias grand public et des Démocrates de la Commission judiciaire du Sénat.

Ces attaques sont factuellement incorrectes et intellectuellement malhonnêtes. Il y a de nombreux domaines universitaires qui n’ont pas la moindre sympathie pour ces absurdités. Bien que les auteurs du canular aient réussi à faire paraître des articles dans certaines des revues universitaires les plus influentes dans les domaines liés au racisme, au genre et aux communautés, ils n’ont pas réussi à les imposer dans les principales revues des disciplines plus traditionnelles. Comme plusieurs universitaires l’ont fait remarquer sur Twitter, par exemple, tous les articles soumis à des revues de sociologie ont été rejetés. Pour l’instant, il est peu probable que l’American Sociological Review [Revue américaine de sociologie] ou l’American Political Science Review [Revue américaine de science politique] se seraient laissées tenter par quelque chose qui ressemble à « Notre Combat est Mon Combat », un document calqué sur le célèbre livre au titre similaire. [1]

De la même façon, de nombreux gauchistes sont prêts à tout pour défendre des revues et des champs d’investigation qu’ils considèrent comme moralement justifiés. Certains ont refusé de tenir compte du canular de Sokal au carré en soulignant que de nombreuses disciplines, de l’économie à la psychologie, ont également connu des crises de confiance au cours de ces dernières années. D’autres ont simplement invoqué l’instrumentalisation du canular par les conservateurs comme prétexte pour l’ignorer. « Les universitaires », a écrit Alison Phipps sur Twitter, « sont priés de soutenir leurs collègues des études de genre/études sur les questions critiques raciales/études sur les discriminations grossophobes et autres domaines ciblés par ce canular. Ceci est une attaque coordonnée de la droite. »

Cela est tout aussi intellectuellement malhonnête. Lindsay, Pluckrose et Boghossian se définissent comme des libéraux de gauche. D’autre part, il est absurde d’insister sur le fait que les absurdités universitaires ne comptent pas parce que vous n’aimez pas les motivations des personnes qui les ont révélées, ou parce que certaines autres disciplines peuvent aussi contenir des inepties. Si certains domaines d’études ne peuvent pas distinguer de façon fiable la vraie science de la cuistrerie la plus toxique, ils deviennent profondément suspects. Et s’ils s’investissent dans la lutte contre l’injustice au point d’adhérer à de la cruauté crasse tant qu’elle est présentée dans le jargon progressiste ad hoc, ils ne font qu’aggraver les problèmes qu’ils affirment combattre.

Il serait donc bien trop facile de tirer de mauvaises conclusions de l’affaire Sokal au carré. La leçon n’est pas qu’il faille se méfier de tous les domaines universitaires, ni que l’étude des relations raciales, du genre ou de la sexualité sont sans importance. Comme Lindsay, Pluckrose et Boghossian le font remarquer, leur expérience serait beaucoup moins inquiétante si ces domaines d’études n’avaient pas une si grande portée sociale.

Mais si nous voulons sérieusement remédier aux discriminations, au racisme et au sexisme, nous ne pouvons ignorer l’inconfortable vérité que ce canular a révélée : Certains empereurs universitaires — ceux qui sont censés avoir le plus à dire sur ces sujets cruciaux –- sont nus.

Yascha Mounk est conférencier à Harvard spécialisé dans les questions relatives au gouvernement. Il a écrit The People vs. Democracy : Why Our Freedom Is in Danger and How to Save It, Harvard University Press, 2018

Note de la traduction :

[1] « 
Notre Combat est Mon Combat

 : le féminisme solidaire comme réponse intersectionnelle au féminisme néolibéral et au féminisme de choix » (« Our Struggle is My Struggle : Solidarity Feminism as an Intersectional Reply to Neoliberal and Choice Feminism »), publié (!) par la revue Affilia , consiste en une réécriture d’un chapitre de
Mein Kampf dans un jargon féministe abscons.

Bonus 1 : Lien sur les faux articles publiés (en anglais).

Bonus 2 : Pour le plaisir, la vidéo hilarante des trois comparses quand ils ont révélé leur canular et expliqué les raisons de leur action (en VOSTFR. Choisir français dans le menu déroulant en bas de l’image, à « paramètres »). Source Areo magazine. Vidéo réalisée par Mike Naya, qui prépare en ce moment un documentaire sur le sujet.


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