Pour cette 13e journée nationale des mémoires de la traite, de l’esclavage et de leurs abolitions, des commémorations sont organisées un peu partout en France. Un devoir de mémoire pour ne pas oublier cette page sombre de l’Histoire. En France, la traite négrière est abolie en 1831, l’esclavage le sera en 1848.
Pourtant, l’esclavage existe toujours aujourd’hui dans notre pays. Des enfants, des femmes, des hommes, dont les droits en tant que personne, sont bafoués. L’esclavage moderne revêt différentes formes : l’esclavage domestique, les ateliers clandestins, la mendicité forcée, et la prostitution forcée. L’arsenal juridique pour lutter contre ces exploitations n’est pas encore totalement efficient. Entretien avec Sylvie O’Dy, ancienne journaliste et présidente du comité contre l’esclavage moderne.
Vous faites partie des membres fondateurs du comité, créé en 1994. A l’époque, personne n’avait connaissance de l’esclavage moderne en France. Pourquoi avez-vous créé ce comité ?
Une journaliste, qui travaillait avec nous, a constaté des cas d’esclavage en Mauritanie. Là-bas, elle a recueilli des témoignages qui attestaient qu’il y avait des cas similaires à Londres. A l’époque, cela paraissait étonnant. Elle est donc allée faire un reportage dans la capitale britannique, et effectivement, elle a trouvé un cas d’esclavage domestique. En discutant, nous nous sommes dits que s’il existait des esclaves à Londres, il devait aussi y en avoir à Paris.
A ce moment-là, il a fallu trouver où étaient ces personnes. Nous sommes allés voir le prêtre de l’église Philippine, dans le 16e arrondissement de Paris. Lors de sa messe, il a indiqué aux fidèles que nous, journalistes, étions présents, et que nous aimerions savoir s’ils connaissaient des personnes dans une situation d’esclavagisme. A la fin de l’office, deux personnes sont venues nous voir.
A l’époque, nous pensions que c’était un phénomène mineur chez des gens très riches, et que nous allions aider deux ou trois personnes chaque année. La réalité s’est révélée complètement différente. Cela a pris du temps, et nous nous sommes rendus compte que ce phénomène d’esclavage contemporain, notamment l’esclavage domestique, traversait tous les milieux socio-professionnels. C’est beaucoup plus répandu que ce que l’on croit.
"Nous avons aidé entre 650 et 700 personnes depuis vingt ans"
Combien de personnes avez-vous pris en charge et comment les accompagnez-vous ?
Nous avons aidé entre 650 et 700 personnes depuis 1998. La voie choisie pour les accompagner a été judiciaire. La France est un pays de droit, l’esclavage a été aboli en 1848. Ainsi, nous voulions aller devant les tribunaux. Mais cela a été extrêmement difficile et compliqué, car avant tout, personne n’y croyait. On nous disait que cela ne pouvait pas exister en France, que c’était absolument impossible. A cela s’ajoute qu’il n’y avait pas de textes de loi, d’articles du code pénal correspondant à ces faits.
Les premiers procès ont eu lieu en 1998. Je crois que nous sommes aujourd’hui à plus de 250 procès, dont deux affaires, portées jusqu’à la Cour européenne des droits de l’Homme, au terme de procédure extrêmement longue. La France a été condamnée une première fois en 2005, pour ne pas avoir permis à une jeune fille d’obtenir justice pour la situation qu’elle avait vécue en France. Cette condamnation a donné une base de jurisprudence importante. Nous avons donc continué à essayer de mobiliser la société et les pouvoirs publics, ce qui était très difficile.
La prise de conscience a été lente et l’est encore actuellement. Nous sommes ensuite allés une deuxième fois devant la Cour européenne des droits de l’homme, en 2012. La France a de nouveau été condamnée, pour ne pas avoir traduit dans son droit les textes internationaux, de l’ONU, du Conseil de l’Europe et de l’Union européenne.
Ce qui a donné naissance à la loi du 5 août 2013 ?
Oui, cette année-là, les députés se sont auto-saisis. Ils ont demandé l’introduction dans le code pénal d’un article sur l’esclavage, la servitude et le travail forcé. Cette loi, nous la réclamions depuis très longtemps. Nous nous sommes battus et sa promulgation a été une grande satisfaction.
Cela fait 5 ans que cette loi existe. Des associations, dont la vôtre, dénoncent des problèmes dans son application, mais aussi le manque d’implication des pouvoirs publics. Pourquoi ?
Les magistrats ne sont pas forcément au courant de cette loi. Ils ne savent pas nécessairement à quoi elle s’applique. Nous avons toujours des problèmes de qualification dans les affaires que nous portons en justice.
Mais avant d’aller devant les tribunaux, il existe un autre problème, encore plus prégnant, selon moi : l’identification des victimes. Très concrètement, nous recevons des signalements, par téléphone et sur notre site internet. Des signalements qui proviennent généralement de voisins, des points d’accès au droit, des hôpitaux, des instituteurs, etc. A partir de là, nous vérifions tous ces signalements, et s’enclenche ensuite un processus assez complexe pour arriver jusqu’à la victime et connaître sa situation. S’il y a une urgence, nous prévenons la police. Vient après l’enquête de police, et pour qu’elle reconnaisse le statut de victime, le chemin est long, car souvent il n’y a pas assez de preuve.
Nous aimerions qu’un gros effort soit fait sur la question de l’identification. La question de la sensibilisation est également fondamentale. Nous en appelons aux pouvoirs publics, mais aussi à l’opinion publique, car cela nous concerne. C’est difficile de détecter une personne en situation d’esclavage. Mais quand un voisin voit une personne, extrêmement maigre, descendant les poubelles et mangeant dedans, nous pouvons quand même nous poser des questions. Quand on voit une jeune fille qui accompagne des enfants en plein hiver, sans manteau, avec des tongs aux pieds, on peut quand même s’inquiéter. Nous pensons qu’il y a quelques milliers d’invisibles dans cette situation. Il faudrait une grande campagne nationale pour que le phénomène soit reconnu.
>>> Certains chercheurs vont même plus loin, en demandant à ce que la lutte contre l’esclavage, actuellement rattachée au secrétariat d’Etat chargé de l’égalité femme-homme, ait une formation ministérielle propre. C’est le cas de Jean-François Niort, co-directeur avec Olivier Puan de l’ouvrage Esclavage, traite et autres formes d’asservissement et d’exploitation – du Code noir à nos jours, aux éditions Dalloz :
Qui sont ces invisibles ?
Il y a une majorité de femmes, des jeunes filles, parfois même des petites filles en situation d’esclavage domestique. Il y a des mariages forcés, où des jeunes filles sont épousées pour servir de domestique à toute une famille. Mais l’esclavage concerne également des hommes, en situation de travail forcé : dans le bâtiment, l’agriculture, la restauration, l’artisanat, ou de petites entreprises. Ils rapportent beaucoup d’argent aux exploiteurs car ils travaillent 15 heures par jour sans aucun salaire. Ils sont nourris de la manière la plus basique possible, et vivent dans des containers ou dorment sur le sol.
Ce sont des phénomènes invisibles, il faut vraiment aller les chercher pour les trouver.
Ces esclaves modernes sont en majorité des personnes étrangères, d’Afrique de l’Ouest, du Maghreb, d’Érythrée. Les exploiteurs les font venir en France. Par exemple, une personne peut aller dans un pays d’Afrique, dans un village pauvre, et dire : "ta fille qui a 12 ans, elle va venir en France avec moi, elle m’aidera à la maison, et elle ira à l’école, c’est la chance de sa vie". Ce qui caractérise toutes les victimes, c’est leur vulnérabilité.
Les victimes plus âgées viennent d’Asie du Sud-est, des Philippines, d’Indonésie, ou de Sri Lanka. Elles viennent souvent par le biais d’agence, qui leur font la promesse d’un travail décent, d’un salaire et de papiers. Elles arrivent la plupart du temps sur le territoire avec un visa touristique ou avec de faux papiers.
Aujourd’hui, avec les mouvements de migrations, beaucoup de personnes arrivent via l’Italie, et se trouvent dans une grande situation de vulnérabilité. Les exploiteurs, souvent des passeurs, en profitent.
Mais il existe aussi des victimes françaises, des personnes avec des déficits intellectuels. Il y a eu un procès, à Evry, en 2014. Deux hommes ont été réduits à l’état d’esclave pendant 30 et 40 ans dans une petite entreprise. L’un d’eux a eu un accident cardiaque, et ce n’est qu’à ce moment-là qu’un autre salarié a décidé de prévenir la police. L’indifférence des gens est absolument terrible pour moi, il faut lutter contre l’indifférence.
Ces personnes n’arrivent pas à s’enfuir de l’endroit où elles sont retenues ?
Non, car elles se retrouvent dans un pays où bien souvent elles ne parlent pas la langue. Elles ne savent pas non plus qu’elles ont des droits, et sont sous l’emprise de l’exploiteur qui les menace physiquement. Quant aux jeunes filles en situation d’esclavage domestique, elles sont sous emprise complète, parfois enfermées dans l’appartement. Quand elles sortent pour aller faire des courses ou aller chercher les enfants à l’école, elles sont surveillées. Les exploiteurs leur disent : "j’ai tous les droits, toi tu n’en as aucun, tu n’existes pas".
Qui sont les exploiteurs ?
Nous avons des exemples chez des diplomates, mais ce ne sont pas les plus répandus. Nous en avons eu chez des professions libérales, des intellectuels. Nous avons eu aussi des exemples dans des milieux populaires, notamment une jeune fille, arrivée à 10-12 ans. Elle ne mangeait pas comme les autres, qui déjà mangeaient mal, mais elle, c’était encore pire. Nous avons également des cas dans des petits pavillons de banlieue, dans des fermes.
Au-delà de l’accompagnement juridique des victimes, que faites-vous ?
L’accompagnement dure entre deux et cinq ans. Il faut d’abord subvenir aux besoins primaires. Nous avons dû louer un appartement d’urgence pour y installer les personnes qui sortent d’une situation d’exploitation. Ensuite, vient l’étape judiciaire. En même temps, nous accompagnons les personnes, en collaboration avec d’autres associations, pour qu’elles apprennent le français, qu’elles aient une formation professionnelle. Il faut aussi leur donner une capacité à s’intégrer. Par exemple, certains n’ont jamais pris le métro, d’autres n’ont jamais marché seuls dans la rue.
Je me souviens très bien d’une jeune femme, exploitée et délivrée par la police. Dans la rue, elle marchait deux pas derrière moi et elle voulait porter mon sac. Le premier travail a été de lui expliquer que non, ce n’était pas comme cela que cela se passait, et qu’on devait marcher côte à côte : je portais mon sac. Aujourd’hui, cette jeune femme est sortie d’affaire, elle a un travail et tout va bien pour elle.